Retour sur mon blog et mes réflexions.

Depuis quelques années, je m’intéresse, de loin, aux travaux et réflexions pertinentes de Frédéric Leguédois, dont la démarche m’a marqué même si je n’ai pas eu l’occasion de voir une de ses conférences. Ses analyses sur l’agilité, et notamment sur le mouvement No Estimate, m’ont interpellé. Petit à petit, mon attention s’est déplacée vers mon propre travail, et des idées ont commencé à germer. En observant ses réflexions sur la manière dont les organisations tentent de prévoir ce qu’elles ne peuvent maîtriser, j’ai pris conscience que la pédagogie, elle aussi, repose souvent sur des mécanismes similaires. On ne va pas se mentir, il y a quand même moins de réflexions dans le monde de l’éducation que dans le monde de l’entreprise concernant l’apprentissage.

Ce décalage entre le réel et ce que l’on croit pouvoir anticiper a peu à peu nourri ma réflexion sur l’enseignement et surtout sur la place du hasard dans l’apprentissage. Et du hasard dans la vie.

Beaucoup de personnes pensent, en fait surtout ceux qui n’ont pas compris ce qu’est l’agilité, que l’agilité permet d’estimer le temps ou l’effort à fournir pour accomplir une tâche. C’est une idée répandue, presque naturelle, car notre esprit cherche toujours à prévoir pour se rassurer. En général, les gens cherchent toujours une méthode ou un truc qui fonctionne ailleurs et qu’ils pourraient adopter pour se faciliter la tâche. C’est profondément humain. Pourtant, cette manière de penser trahit un malentendu profond sur ce qu’est réellement l’agilité.

Estimer, dans l’esprit de nombreuses personnes, revient à prédire. C’est vertigineusement impossible mais c’est comme ça. C’est un peu comme l’astrologie. On tente de dire à l’avance combien de temps un travail prendra et surtout quelle valeur il produira. On s’appuie évidemment sur des expériences passées ou des comparaisons. On essaie de réduire l’incertitude par des chiffres. En réalité, on entre alors dans le domaine de la spéculation.

Voilà ce que je pense : ces personnes pensent faire des estimations alors qu’elles se trompent de mot et d’état d’esprit. Ce qu’elles appellent estimation relève d’une forme de spéculation, c’est-à-dire d’une projection de leurs croyances sur le futur, comme si on pouvait prédire le futur. Elles ont la conviction de maîtriser le temps et les efforts à venir alors qu’elles se contentent d’en imaginer une version simplifiée. L’agilité c’est beaucoup de choses, de très nombreuses connaissances, sauf la simplification. En procédant ainsi, elles s’éloignent de l’agilité sans même s’en rendre compte. C’est comme tous ces gens qui, pour moi, confondent être enseignant et être pédagogue. Je suis pédagogue, et agile. L’agilité repose sur une démarche d’empirisme fondée sur l’observation, sur l’expérience vécue et bien évidemment sur la compréhension progressive de la réalité. C’est la base du constructivisme. L’agilité c’est vraiment toucher du doigt la réalité. Et la réalité c’est le temps qui passe c’est-à-dire le changement.

Alors, pour moi, la question qui doit être posée c’est : qu’est-ce qu’estimer dans l’agilité apprend sur la personne qui estime ?

Celui qui estime révèle souvent son besoin de sécurité. Il manifeste aussi son désir de contrôle et sa difficulté à accepter l’incertitude. L’acte d’estimer produit l’illusion d’un cadre stable et d’un avenir maîtrisé. Il devient une manière de se rassurer face au désordre du réel. Cette attitude conduit à s’éloigner de la posture agile, qui consiste à accueillir ce qu’on ignore encore, à observer avant de juger. C’est très difficile pour certains, mais c’est surtout chercher à apprendre avant d’affirmer. Lorsqu’on estime sans expérimenter, on ferme la porte à la découverte et à l’apprentissage.

D’ailleurs, cette confusion se retrouve jusque dans le vocabulaire de l’agilité.

En anglais, le mot speculation signifie à la fois “parier sur l’avenir” et “formuler une hypothèse sans preuve”. Le mot estimate, lui, évoque l’acte d’évaluer. Dans la pratique, de nombreuses équipes qui pensent estimer se livrent en réalité à un exercice de spéculation. Le mouvement No Estimate, très présent dans le monde anglo-saxon, illustre cette ambiguïté. Il ne cherche pas à abolir toute estimation, il invite à rejeter la spéculation. En fait, je me dis que l’expression “No Speculation” rendrait mieux le sens véritable du mouvement. L’agilité n’écarte pas la réflexion sur le temps, elle rejette l’illusion de la prédiction.

La spéculation consiste à formuler des hypothèses sur un futur incertain en s’appuyant sur des bases fragiles. Elle enferme l’esprit dans une logique de maîtrise apparente. On avance dans l’inconnu en croyant savoir. On se rassure avec des projections qui, dans les faits, ne reposent que sur des croyances. Spéculer revient à avancer dans le brouillard avec la conviction d’y voir clair. Mais une chose encore plus importante est que, à mes yeux, agir dans la spéculation ou dans l’estimation revient à ignorer le hasard. Je suis totalement passionné par le hasard, et je suis de très près la théorie du chaos. Ce refus du hasard témoigne d’un besoin humain de contrôle total. C’est pour cela que l’on a inventé la hiérarchie. Or la nature du monde résiste à cette volonté. Le hasard accompagne toute forme de vie. Il structure l’évolution et influence la création. Il se manifeste dans chaque système complexe. Reconnaître sa présence, c’est reconnaître la réalité telle qu’elle se déploie. Je m’interroge souvent sur cette tendance à ignorer ou à refuser le hasard. Sur le plan philosophique, elle traduit peut-être une manière de penser où l’humain se place au-dessus de la nature. Cette priorité symbolique accorde à l’intelligence humaine un pouvoir qu’elle n’a pas. Elle nourrit l’idée que tout peut être prévu, organisé ou calculé. En réalité, l’humain fait partie du vivant. Il agit à l’intérieur du monde, non à l’extérieur. Il subit les mêmes lois que les autres formes de vie. L’agilité redonne à l’humain cette position d’équilibre. Elle rétablit le lien entre l’homme et le monde naturel. Elle en fait un partenaire d’observation et bien évidemment, et c’est cela l’essentiel, une opportunité d’apprentissage.

En clair, ce n’est pas parce que l’on est capable d’estimer le futur qu’on pourra contrôler le temps, donc les délais et une date butoir. 

Cette réflexion me ramène naturellement à mon métier.

En pédagogie, la spéculation est fréquente, même lorsqu’elle reste inconsciente. Considérer qu’en une heure de cours l’ensemble d’une classe a compris et mémorisé les notions abordées relève d’un pari sur le réel.

Chaque élève apprend selon un rythme propre, qui reflète la manière dont il habite le temps de l’apprentissage. Certains avancent rapidement, d’autres ont besoin de plusieurs essais avant de comprendre. Ce rythme dépend de l’attention, de la concentration et de la confiance qu’il accorde à son propre travail. Il évolue au fil des jours, selon l’état intérieur de l’élève, la tâche demandée et le contexte dans lequel il apprend. Chaque élève apprend aussi selon une culture d’apprentissage, qui se forme dans la famille, à l’école et dans la société. Cette culture résulte de l’ensemble des expériences vécues, des lectures, des émotions et des habitudes de pensée. Elle influence la manière dont l’élève conçoit l’acte d’apprendre. Certains y voient une contrainte, d’autres y perçoivent une recherche de sens ou un chemin d’émancipation. Cette culture intérieure détermine souvent la relation que l’élève entretient avec le savoir, avec la réussite et avec l’erreur. Enfin, chaque élève apprend à partir de ses représentations du monde et du savoir. Ces représentations fonctionnent comme des cartes mentales personnelles à travers lesquelles il interprète la réalité. Elles peuvent être claires, ou encore très floues. C’est ce que l’on appelle le constructivisme. Ignorer le constructivisme c’est se tromper de cadre. L’enseignant a pour rôle d’explorer ces représentations pour comprendre comment elles structurent la pensée de l’élève. Le cerveau d’un être humain ne commet pas des erreurs, il émet des hypothèses. Il ne s’agit pas de corriger les erreurs immédiatement, mais de les faire évoluer par étapes, en aidant l’élève à relier les informations nouvelles à ce qu’il connaît déjà. C’est dans ce travail d’ajustement que naît véritablement l’apprentissage.

De plus, nous estimons parfois que le simple fait d’avoir parlé, expliqué ou transmis garantit que les élèves possèdent désormais les compétences nécessaires pour réussir le brevet ou le baccalauréat. Cette idée s’éloigne totalement du réel. Elle traduit une confiance excessive dans la transmission verbale et une forme de spéculation pédagogique. J’ai horreur de la transmission des informations. Je ne supporte plus ce mot. Il n’y a aucune transmission. Je pense que cette croyance traverse encore la plupart des professionnels de l’éducation. Elles continuent à chercher des preuves dans les résultats plutôt qu’à observer les processus qui mènent à l’apprentissage. C’est pour cette raison que je m’intéresse au Toyota Production System, à l’agilité et bien évidemment à l’empirisme expérimental. Ces démarches se nourrissent de l’observation concrète et du retour d’expérience. Je crois que cette approche ouvre une voie plus honnête pour comprendre ce qui se joue dans l’apprentissage. Elle ne cherche pas à prédire les effets d’un enseignement. Elle apprend à percevoir les signaux qui émergent et à s’y ajuster. J’estime que c’est en observant ce que les élèves font réellement, en analysant leurs actions et leurs tentatives, que la pédagogie devient une pratique vivante. C’est là que je dis, merci au TPS et à l’agilité. Eh bien, l’agilité et le TPS reposent sur cette posture d’attention au réel. On n’attend pas un savoir parfait pour agir. On avance dans l’action.

Pour tout dire, je pense que la distinction entre spéculation et agilité réside dans leur rapport au réel. La spéculation projette des images mentales sur le futur. C’est sympathique, c’est agréable, ça fonctionne pendant un moment, mais ce n’est pas un état d’esprit propice à durer. L’agilité, elle, s’ancre dans le présent et agit avec discernement. La spéculation enferme la pensée dans des hypothèses. L’agilité ouvre le regard sur ce qui advient. La première construit des illusions de maîtrise, la seconde entretient un rapport vivant avec l’incertitude.

Je sais, cette pensée peut faire un peu mal à la tête, mais on ne peut pas faire autrement.

Dans l’esprit du Toyota Production System et du Kaizen, cette posture s’apparente à un art de l’observation. On agit d’abord pour comprendre. Puis on regarde ce qui se révèle à travers l’action. On améliore en fonction des indices fournis par la réalité. Cette attitude repose sur la reconnaissance de la part d’imprévu présente dans toute situation vivante. Elle valorise le fait que cette imprévisibilité rend justement possible l’évolution et le fait de pouvoir durer indéfiniment.

De plus, je crois que c’est dans ce point de rencontre que mes lectures trouvent leur sens. Mes lectures m’ont permis d’explorer des manières de penser où le savoir se déploie dans la relation entre l’observateur et le phénomène observé. Mes expériences m’ont conduit à comprendre que l’apprentissage ne se réduit jamais à la répétition, mais qu’il résulte d’un ajustement constant à la situation du moment. Quant à mes doutes, parce que je suis quelqu’un qui doute perpétuellement, ils m’ont appris à accueillir la complexité sans la réduire, en considérant que l’incertitude fait partie intégrante de toute démarche de connaissance.

Je suis parfaitement heureux de savoir que je n’ai pas du tout fini d’apprendre.

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