Depuis plusieurs années, j’entends parler d’explicite dans la pédagogie. Je n’en peux plus.

Je crois que lorsque j’écoute les débats sur l’enseignement, j’entends souvent le mot explicite utilisé comme un mot-clef qui devrait tout régler, alors que, pour moi, la pédagogie s’inscrit dans un tout autre registre. Quand je parle de pédagogie, je parle d’un accompagnement vivant qui met en jeu un système humain ouvert, un ensemble de signaux, d’émotions, de trajectoires, d’histoires personnelles et d’interactions. L’idée d’un enseignement dit explicite me semble alors réductrice, car elle repose sur une promesse de maîtrise complète du message transmis, comme si le fait de nommer suffisait à produire une connaissance.

Pour moi, avec mon expérience d’une trentaine d’années, c’est absurde.

Une observation très simple issue de mon parcours. Par expérience, je n’ai jamais cru que le fait d’expliquer très bien une notion, même de manière soigneusement structurée, garantissait que les élèves comprendraient parfaitement. J’ai souvent passé du temps à clarifier chaque étape, à illustrer avec des exemples tirés de la littérature ou de la grammaire, et pourtant je voyais bien que la compréhension se déployait de manière très différente d’un élève à l’autre.

Cette diversité n’a rien d’étonnant dès que l’on introduit un concept fondamental pour comprendre l’apprentissage : le constructivisme. Je parle ici de l’idée selon laquelle chaque élève comprend à sa manière parce qu’il organise les informations selon sa propre structure mentale, selon ses expériences antérieures et selon les liens qu’il parvient à créer au moment où il reçoit une information nouvelle. Je vois bien en classe que chaque élève construit progressivement une représentation plus ou moins stable, que cette représentation dépend de sa manière de percevoir et de connecter les éléments du cours, et qu’elle ne peut pas être dictée par la seule clarté de mon énoncé. Une connaissance n’existe que lorsque l’élève réussit à intégrer une information dans son système cognitif.

Si je reprends ce que j’ai vécu en classe, je vois que, même quand j’explique avec précision, ce qui se passe dans l’esprit de chaque élève échappe à toute transparence. La compréhension dépend d’une infinité de micro-facteurs qui dépassent l’énoncé d’une règle ou la démonstration d’un modèle. Je pourrais dire que l’idée d’un enseignement explicite fait l’hypothèse qu’une information se déplace du professeur vers l’élève comme un objet stable, alors que j’observe chaque jour qu’une information devient une connaissance par transformation, surtout par percolation, et finalement par mise en relation avec d’autres informations et par une activité interne profondément personnelle.

Dans une classe, l’apprentissage n’est jamais linéaire puisque chaque élève arrive avec son système cognitif, avec ses représentations encore mouvantes, avec son énergie mentale du jour, avec ses doutes et ses progrès passés. Quand je parle de pédagogie, je parle d’un processus situé qui intègre ces dimensions et qui reconnaît que l’enseignant ne détient pas un pouvoir d’injection directe du savoir dans l’esprit de l’élève. Ce n’est pas possible.

Lorsque je lis les discours sur l’explicite, j’ai parfois l’impression qu’ils cherchent à rassurer en promettant une forme de garantie technique, comme si la clarté de l’énoncé suffisait à égaliser les élèves. Je comprends l’intention, et je vois bien d’où elle vient, mais je sais que la complexité humaine résiste à cette promesse. Une pédagogie vivante ne peut pas se réduire à un protocole d’exposition, même très structuré, car elle implique une capacité à ressentir. Transformer une information en connaissance prend du temps.

Je dirais donc que la pédagogie n’est pas conforme à l’idée d’explicite, car elle ne peut pas être enfermée dans un modèle qui reposerait uniquement sur l’énonciation des savoirs, ou des comportements.

La pédagogie est un mouvement qui mobilise la cognition et la socialisation. L’explicite peut devenir un outil dans cet ensemble, mais il ne peut en aucun cas représenter le cœur du geste pédagogique, parce que la construction de la connaissance se joue avant tout du côté de l’élève, dans un travail intérieur que l’on ne peut ni standardiser ni anticiper entièrement.

Le problème cet enseignement explicite réside surtout dans son but : être efficace.

La question de l’efficacité revient toujours dans les discours qui entourent l’enseignement explicite, au point d’en devenir presque un idéal méthodologique. Le mot revient comme une promesse rassurante, une sorte de garantie de résultat qui ferait écho à ce que l’on observe dans une chaîne de montage. Cette comparaison me semble pourtant fragile.

Elle repose sur l’idée qu’un être humain peut être conduit vers la compréhension comme un objet suit un protocole technique, alors que tout ce que j’observe en pédagogie me montre l’inverse.

Dans une chaîne de montage, l’efficacité vient d’une standardisation maximale, d’une réduction drastique des variations, d’un contrôle rigoureux des gestes et des temps, d’une élimination des aléas. Tout est pensé pour stabiliser un processus afin que chaque pièce réalisée soit conforme à la précédente. Je comprends très bien cette logique puisque je m’intéresse depuis longtemps au Toyota Production System. J’y vois un système construit pour réduire l’incertitude et tendre vers la répétabilité.

Avec un être humain, nous ne sommes jamais dans cette configuration. Chaque élève arrive avec sa mémoire du jour, ses représentations provisoires, son histoire personnelle, sa fatigue, ses doutes, sa capacité d’attention du moment et ses propres manières d’organiser une information. L’efficacité telle qu’on l’entend dans l’industrie, fondée sur la stabilité des flux, ne peut pas être transposée dans un système humain ouvert qui évolue constamment. Je crois que c’est ici que l’enseignement explicite pose un problème. Il voudrait garantir une efficacité, comme si la clarté de l’énoncé ou la structure d’une leçon suffisaient à produire une compréhension stable. Je comprends le désir d’efficacité, car nous travaillons avec des contraintes fortes et un nombre d’élèves important. Pourtant, dès que j’analyse ce qui se passe en classe, je vois que l’efficacité repose d’abord sur la manière dont chaque élève traite l’information. Je ne peux pas contrôler cette partie du processus puisque chaque élève construit le sens de manière singulière. On pourrait me dire qu’une méthode explicite permet d’harmoniser les parcours. Je crois que c’est une illusion. On peut guider, structurer, orienter, clarifier, mais on ne peut pas obtenir une efficacité régulière comparable à une production industrielle. L’hétérogénéité n’est pas un défaut à corriger. C’est une donnée de départ aussi incontournable que l’attraction terrestre. C’est une réalité biologique et cognitive.

Quand j’observe mes élèves, je vois qu’ils sont des systèmes vivants qui apprennent, s’ajustent, hésitent, progressent, parfois reculent avant d’avancer de nouveau. Nous sommes dans des dynamiques non linéaires. Une méthode qui prétend garantir une efficacité comme on garantirait une cadence ne peut pas saisir la complexité humaine.

Je crois que l’on peut viser une forme d’efficacité, mais il faut l’entendre autrement.

Une efficacité située, contextuelle, qui consiste à accompagner les trajectoires, à réguler les écarts, à proposer un environnement structuré où les élèves peuvent stabiliser une connaissance. Ce n’est pas l’efficacité mécanique d’une chaîne de montage. C’est une efficacité vivante qui accepte la variabilité et qui s’appuie sur elle.

C’est pour cette raison que je considère que l’enseignement explicite, dans sa version la plus technique, ne correspond pas à l’esprit de la pédagogie. L’apprentissage humain n’est pas une production standardisée. C’est une transformation intime qui avance au rythme de l’élève, et aucune procédure ne peut remplacer ce mouvement intérieur.

J’ajoute que l’enseignement explicite se situe philosophiquement et conceptuellement à l’opposé de l’agilité, du TPS et de ce que j’appelle la pédagogie. Et je suis pédagogue.
C’est une méthode, qui trouve ses origines dans les années 60 et dans le behaviorisme, issue d’une vision mécanique et comportementale de l’apprentissage, alors que l’approche de la pédagogie, c’est à dire la prise en compte de l’humain, repose sur une vision complexe, vivante, systémique et adaptative. Tout l’inverse de la méthode explicite !

L’idée de l’explicite, ce n’est pas que l’enseignant soit explicite, c’est que le pédagogue à la fin du parcours, puisse faire en sorte que l’élève soit explicite dans la mise en œuvre de ses compétences. Mais combien d’élèves, en fonction de leurs capacités cognitives, peuvent l’être ?

Faisons avancer la pédagogie par des pédagogues, et non pas par des universitaires qui n’enseignent pas.

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