Il m’arrive souvent de ressentir une forme d’injustice silencieuse. On ne va pas se mentir, c’est un sentiment désagréable, presque amer. J’ai souvent la sensation que la parole du pédagogue ne vaut rien tant qu’elle n’a pas été confirmée par un chercheur en sciences de l’éducation. Comme si l’expérience de la classe n’existait qu’à travers les mots de celui qui l’observe de l’extérieur. On peut passer une vie à enseigner, à observer les élèves, à construire des démarches cohérentes, à les modifier sans cesse, et malgré tout, cela reste perçu comme de simples impressions. C’est difficile à accepter, parce qu’on sait très bien ce qu’on voit, ce qu’on comprend, et surtout ce qu’on fait. Et pourtant, on reste souvent à la marge du discours officiel.

Le chercheur regarde l’enseignement depuis un point d’observation extérieur. Il s’appuie sur la distance, les chiffres, la comparaison. Le pédagogue, lui, agit au milieu du mouvement, dans la densité du présent. Il observe, il s’adapte, il avance dans le réel. Ces deux postures ne reposent pas sur les mêmes outils, ni sur les mêmes temporalités. Le chercheur cherche à modéliser ce qu’il observe. Le pédagogue cherche à comprendre ce qu’il vit. Et soyons honnêtes, cette différence de position crée parfois une tension que beaucoup d’enseignants ressentent sans toujours savoir la nommer.

Il existe en plus ce qu’on appelle l’effet de halo. On accorde spontanément plus de crédit à celui qui vient d’une grande école, qui parle avec des références académiques ou qui publie dans des revues reconnues. Sa parole semble plus légitime, même quand elle dit des choses que nous savons déjà. C’est une forme de biais cognitif profondément ancré : la notoriété crée l’autorité. Le chercheur bénéficie de cette aura institutionnelle, alors que la parole du pédagogue reste enfermée dans le quotidien de sa classe. Et être enseignant en collège, ce n’est pas très valorisant pour la société. Pourtant, ce quotidien est un laboratoire à ciel ouvert, infiniment plus riche que bien des protocoles expérimentaux. Bref, on écoute plus volontiers celui qui théorise que celui qui agit, même quand l’action est plus éclairante que la théorie. Et, je dois le dire, ça m’agace. De plus en plus.

Je ne conteste pas l’importance des recherches universitaires. Elles ouvrent des perspectives, elles permettent de prendre du recul. Mais la pédagogie ne prend vie qu’à l’intérieur des pratiques. Elle n’a de sens que lorsqu’elle s’incarne. Elle se construit dans le temps, dans la relation, dans la fatigue parfois. Elle ne se prouve pas, elle s’éprouve. Le pédagogue apprend du terrain, il avance à partir de ce qu’il perçoit. Il s’appuie sur des milliers d’expériences minuscules qu’aucune statistique ne peut réellement saisir. Bref, il cherche à comprendre ce que le réel lui enseigne, sans jamais pouvoir s’en détacher complètement.

Prenons un exemple. Voilà le sujet qui me crispe en ce moment. Beaucoup de chercheurs affirment que l’attention est la clé de l’apprentissage. C’est devenu une vérité presque incontestable. On nous dit qu’il faut capter l’attention des élèves, la maintenir, et même la réguler, comme si on pouvait être dans la tête de chaque élève d’une salle de classe. Je comprends cette idée, mais je ne la partage évidemment pas.

Pour moi, l’attention n’est pas la cause de l’apprentissage. Elle en est la conséquence.

Je ne peux pas maîtriser l’attention d’un élève. Elle dépend de tout un ensemble de facteurs qui me dépassent : la fatigue, les émotions, l’histoire personnelle, la confiance, l’intérêt pour le sujet. Ce que je peux maîtriser, en revanche, c’est l’organisation des informations. Je peux donner de la structure des informations à travers des outils et des processus. Quand les informations s’enchaînent de manière claire, quand elles se répondent, elles finissent par circuler. Et quand elles circulent, l’attention apparaît.

On ne va pas se mentir, c’est dans ce mouvement que la progression de l’apprentissage se joue, pas dans un effort de concentration imposé.

Je parle souvent de percolation de l’information. Ce n’est pas une image compliquée. Cela veut simplement dire que les informations passent d’un élève à l’autre, d’un moment à l’autre, et surtout d’une activité à une autre dans un mouvement lent et déstructuré. Elles traversent des couches d’incompréhension, et c’est à ce moment-là, qu’elles se transforment. L’attention devient alors le signe que cette percolation fonctionne. Quand elle est fluide, tout le monde s’implique. Quand elle se bloque, tout s’effondre. L’enjeu n’est donc pas de maintenir l’attention, mais de créer les conditions pour que la circulation des informations ait lieu dans les cortex. C’est un travail de longue haleine qui est le vrai travail du pédagogue. 

Dans ma pratique, tout commence par la forme donnée au savoir. Les élèves ne se concentrent pas parce qu’ils le décident. Ils se concentrent parce qu’ils sentent qu’il y a une cohérence, une progression, et pour aller plus loin, je dirais même une logique dans ce qu’ils reçoivent. Quand la structure est claire, ils s’y engagent naturellement. L’attention devient alors un signe de compréhension, un témoin du mouvement intérieur qui les traverse.

Et il faut bien le dire, cette réalité-là, je la vois tous les jours. Ce n’est pas une hypothèse. Ce n’est pas une théorie. C’est ce que j’observe en classe, avec de vrais élèves, dans des situations réelles. C’est pour cela que ma colère revient parfois. Parce qu’on continue de nous faire croire que la parole du pédagogue n’a pas de valeur scientifique, qu’elle n’a pas sa place dans la réflexion collective. Ça m’agace, vraiment, de voir qu’on puisse encore réduire la pédagogie à une application de théories alors qu’elle est, en réalité, une pensée en mouvement.

Le pédagogue n’est pas un exécutant. Il pense en agissant. Il expérimente en observant. Il avance dans la complexité sans jamais pouvoir la simplifier. Son savoir n’est pas un savoir mineur. Il n’est pas moins rigoureux, il est simplement d’une autre nature. Il repose sur la cohérence des gestes et bien sûr sur la durée.

Depuis de nombreuses années, j’ai arrêté de lire consciencieusement les articles des chercheurs en sciences de l’éducation. Je les observe du coin de l’œil. Là où le chercheur cherche des solutions en général, le pédagogue trouve des solutions dans son environnement immédiat. 

On le sait tous : il faut une force immense pour continuer à enseigner dans un monde qui change chaque jour et où tout se mesure sans cesse.

Et pour finir, j’ai envie d’ajouter : arrêtons de dénigrer le métier de pédagogue.

J’ajoute ce doc, pour replacer le propos du côté de la pédagogie et de la complexité.

https://www.youtube.com/watch?v=bu4vQSR4ge4

2 commentaires sur « Le pédagogue et le chercheur : deux effets de halo »

  1. Bonjour !

    J’ai lu ce texte avec un grand intérêt. Le pédagogue n’est pas à minimiser, j’en conviens. Mais s’il ne codifie pas ces pratiques et expériences, il est difficile de le mettre au même niveau que le chercheur. Les expériences en classe sont presqu’individuelles et ne peuvent donc pas avoir le niveau de principe scientifique.

    Le pédagogue a sa place dans tout système, le chercheur aussi.

    La frustration exprimée devrait s’estomper en occupant pleinement la place que le système a prévu.

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