Si vous n’avez jamais lu cette nouvelle d’Isaac Asimov ou si elle est enfouie dans un souvenir nébuleux, voici l’extrait dans lequel apparaissent les Trois Lois de la Robotique :
(…) « Maintenant, reprenons les Trois Lois fondamentales de la Robotique…
les Trois Lois qui sont implantées au plus profond de tout cerveau positronique. Ses doigts gantés énumérèrent chacun des points dans l’obscurité.
– Un : Un robot ne peut nuire à un être humain ni laisser sans assistance un être humain en danger.
– Exact !
– Deux, continua Powell : Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par les êtres humains, sauf quand ces ordres sont incompatibles avec la Première Loi.
– Exact
– Et trois : Un robot doit protéger sa propre existence tant que cette protection n’est pas incompatible avec la Première ou la Deuxième Loi.
– Exact! A présent où en sommes-nous ?
– Précisément à l’explication. Les conflits entre les diverses Lois sont réglés par les différents potentiels positroniques existant dans le cerveau. Disons qu’un robot marche vers le danger et le sait. Le potentiel automatique suscité par la Loi numéro trois le contraint à revenir sur ses pas. Supposons que vous lui donniez l’ordre d’aller s’exposer à ce danger. Dans ce cas, la Loi deux suscite un contre-potentiel plus élevé que le précédent et le robot exécute les ordres au péril de son existence.
– Je sais cela. Et après ?
– Prenons le cas de Speedy. Speedy est l’un des derniers modèles, extrêmement spécialisé, et aussi coûteux qu’un croiseur de bataille. C’est une machine que l’on ne doit pas détruire à la légère.
– Alors ?
– Alors la Loi numéro trois a été renforcée – le fait a été mentionné spécifiquement dans les notices concernant les modèles SPD – si bien que son allergie au danger est particulièrement élevée. Dans le même temps, lorsque vous l’avez envoyé à la recherche du sélénium, vous lui avez donné cet ordre sur un ton ordinaire, sans le souligner en aucune façon, si bien que le potentiel de la Loi deux était plutôt faible. Ne vous formalisez pas. Je ne fais qu’exposer des faits.
– Continuez, je commence à comprendre.
– Vous voyez comment tout cela fonctionne n’est-ce pas ? Il existe un danger quelconque dont le centre se situe dans le filon de sélénium. Il s’accroît quand Speedy en approche, et à une certaine distance le potentiel de la Loi trois, qui est inhabituellement élevé au départ, équilibre exactement le potentiel de la Loi deux qui, lui, est plutôt bas au départ. Donovan se dressa sur ses pieds, tout excité.
– Il atteint une position d’équilibre. J’ai compris. La Loi trois le repousse et la Loi deux l’attire en avant…
– Si bien qu’il tourne en rond autour du filon de sélénium, et se tient sûr le lieu des points de l’équilibre potentiel. A moins que nous y mettions bon ordre, il continuera sa ronde perpétuelle. » (…)
Extrait de Cycle fermé (Runaround), Isaac Azimov, 01942.
…
Je me suis longtemps demandé si les trois lois des points d’équilibre potentiel pouvaient être transposées dans le cadre de l’apprentissage dans une salle de cours.
Quelques remarques cependant. Les élèves ne sont pas des robots. Les élèves ne sont au service de personne. Les élèves ne reçoivent pas d’ordres. Les élèves ne sont pas programmés, ni programmables.
Au-delà de ces remarques triviales, lorsqu’on est pédagogue et habitué à enseigner à un groupe d’enfants dans une salle de cours, on sait que sans autorité il est vite impossible de faire cours, que certains élèves peuvent mettre en danger d’autres élèves, que les élèves demeurent totalement passifs tant que l’enseignant ne leur a pas indiqué ce qu’ils devaient faire et que les interdits sont d’abord pour eux des tentations ou des expérimentations.
C’est la raison pour laquelle un groupe d’enfants doit être cadré, guidé et contrôlé, avant d’être accompagné et conseillé.
J’ai longtemps considéré les trois lois de la robotique comme un casse-tête chinois, un emboitement de directives qui ne pouvaient en aucun cas être associées parfaitement. D’où la notion d’équilibre potentiel. D’où la difficulté pour le robot Speedy de mener à bien sa mission. D’où la difficulté des élèves d’expérimenter dans un environnement non sécurisant.
Il me semble que chaque élève possède une sorte de loi majeure qui le gouverne et à laquelle il s’identifie (ou sur laquelle les autres lui appliquent une étiquette) – bavard, silencieux, agité, observateur, craintif, exubérant, incompétent, en difficulté, exemplaire, etc…-
On remarque souvent que, pour la plupart des enfants, il est particulièrement difficile pour lui, dans certaines occasions, d’inhiber cette particularité lorsqu’elle n’est pas nécessaire dans le cadre de son apprentissage. La première émotion développée par tous les élèves dans leur formation n’est pas la joie, ni la surprise, ni le tristesse, mais la peur. Ils ont peur des notes, peur des réactions de l’enseignant et des autres élèves, peur de dire une erreur, peur de se tromper, peur d’être moqué, peur de ne pas réussir, peur d’oublier, peur de changer de place, peur de…
La tristesse, le dégoût, la honte ou la joie viendront après. Jusqu’à l’impuissance apprise.
La présence de l’enseignant, sorte de prolongement de son cortex préfrontal maitrisant les fonctions exécutives matures, permet d’atténuer ou d’augmenter les particularités de chaque enfant. Le but étant d’empêcher chaque élève de s’enfermer dans sa particularité et de l’aider à explorer d’autres manières d’être et de faire.
Dans la nouvelle d’Asimov, le robot Speedy tourne en rond. Seule une modification de l’environnement le fera réagir. Dans la salle de cours, une modification de l’environnement aura le même impact. On peut l’espérer.
Pas de jugement de la part du pédagogue, juste une présence contrôlante et guidante pour :
- L’élève qui n’aide pas les autres
- L’élève qui ne vérifie pas ses informations
- L’élève qui gène l’apprentissage des autres
- L’élève qui refuse de l’aide ou des conseils
- L’élève qui se moque des erreurs des autres
- L’élève qui a abandonné tout espoir
- Etc…
En 02018, j’avais tenté une ébauche de ces trois lois d’Asimov et de Campbell. Voici le croquis que j’avais fait à l’époque (on n’est jamais à l’abri d’influences inattendue !) :

Par la suite je me suis dit que finalement la transposition des lois de la robotique n’était pas possible, ou n’avait pas d’intérêt, ou à quoi bon…
Finalement, ces derniers mois, je suis revenu sur mes doutes et je me suis dit que pouvoir résumer la posture d’enseignant avec trois lois pourrait aider à ne pas perdre de vue le rôle primordial de la pédagogie, la compétence clé dans les relations humaines.
Voici le croquis préparatoire :

Au propre, voici une proposition de la transposition des trois lois :
Dans une salle de cours, représentant un environnement sécurisant d’expérimentations :
- Loi 1 : un élève ne doit pas empêcher les apprentissages des autres élèves, ni les recherches de preuves par des actions ou des inactions, ou laisser un autre élève dans l’ignorance ou le dénigrer.
- Loi 2 : un élève doit accueillir les ordres, les directives, les conseils sauf si en contradiction avec la première loi.
- Loi 3 : un élève doit protéger sa formation en renforcant son apprentissage, ses connaissances et ses valeurs sauf si en contradiction avec les deux premières lois. Il peut remettre en cause et réactualiser ses connaissances à l’aide des deux premières lois.
En ce début d’année incertaine je propose cette version qui, à mon sens, maintenant, représente les flux d’informations devant structurer une formation basée sur les 5 domaines du socle commun de connaissances, de compétences et de culture. Voilà, c’est bien le mot : ces trois lois représentent la culture d’une formation cherchant à prendre soin de chacun, dans un déséquilibre cognitif permanent.
C’est d’ailleurs bien le rôle de la culture agile représentée par les 4 valeurs et les 12 principes du Manifeste Agile de rechercher consensus, consentement et équilibre entre toutes les parties prenantes. Un cheminement à travers les informations et les connaissances toujours difficile, lent, long, pénible, rigoureux, épuisant, mais tellement enrichissant et enthousiasmant !