Il m’a fallu du temps pour comprendre et admettre qu’il ne fallait pas que je confonde ma fonction et mon rôle.

Ma fonction est professeur de français, de littérature et de grammaire. Je suis ici remplaçable par n’importe quelle autre personne, fonctionnaire ou non. J’ai un travail, un grade, un salaire, des horaires, un lieu spécifique, quelques photocopies. Je fais comme tout le monde. Je ne choisis rien.

Mon rôle est d’être pédagogue. Dans ce cas, je suis irremplaçable. La pédagogie nécessite de l’expérience, des compétences spécifiques. Elle est de plus intimement liée à la personnalité d’un individu. Je choisis et j’achète mes stages de formation, mon matériel pédagogique avec mon propre argent, ma tablette numérique, et les panneaux kanban, les post-it, et les petits tableaux blancs pour les groupes. Ma pédagogie n’est pas transférable, ni ne peut être copiée, comme je ne peux pas copier la pédagogie d’un autre pédagogue.

C’est une compétence qui s’apprend avec l’expérience, comme être parent. La pédagogie est un lien éphémère qui unit deux individus. C’est un cadre qui permet à ces deux individus d’apprendre : l’un, accompagné de l’autre, progresse dans un domaine particulier ; l’autre, accompagnant l’un, progresse dans son rôle de pédagogue.

Il est possible d’être professeur sans être pédagogue. Mais ce n’est pas un sujet qui m’intéresse.

LE PROGRAMME

Le rôle d’un pédagogue est d’abord d’appliquer scrupuleusement le programme. Dans mon cas le programme officiel de collège. Je précise que le programme est composé de trois parties.

En premier lieu, placé au début du programme, donc hiérarchiquement au-dessus de toutes les disciplines, le socle commun de connaissances, de compétences et de culture. Il est commun à l’ensemble des enseignants. Chaque enseignant devient un pédagogue, dès lors qu’il l’applique. Ce socle représente le lien qui va unir le pédagogue et l’enfant.

Ensuite, chaque enseignant trouve son programme disciplinaire. Il s’agit de connaissances, de concepts, spécifiques à chaque discipline.

Enfin, placé à la fin du programme, L’éducation aux médias et à l’information. Ce programme est commun à tous les enseignants.

En somme, la première partie développe la pédagogie, la seconde partie représente les connaissances, et la troisième partie met l’accent sur la recherche et la diffusion des connaissances et des savoirs afin que la salle de cours ne soit pas en circuit fermé.

Je me suis souvent dit que je ne formais pas de futurs professeurs de français et qu’il fallait que j’aie une connaissance des autres programmes disciplinaires que le mien. Il est important de ne pas fixer un enfant dans un rôle, un métier, une fonction. Tel que le précise le rapport Faure de 1972, dans la salle de cours, on apprend à être. À être quoi ? Rien de plus que simplement à être. Être ici et maintenant, pas plus.

Ce que chacun espère c’est que chaque élève puisse être de plus en plus autonome dans le cadre d’un apprentissage.

Je suis toujours très surpris quand un professeur demande à des enfants de collège ou de lycée d’être autonomes, de s’organiser, comme ça, du jour au lendemain. Un enfant autonome et organisé, ça s’appelle un adulte avec un cortex pré-frontal mature, maitrisant l’ensemble de ses fonctions exécutives.

Le rôle du pédagogue est de « permettre » à chaque enfant de devenir de plus en plus autonome. C’est un apprentissage à part entière pour l’enfant. C’est un cheminement pénible, ingrat, de longue haleine, qui nécessite une présence attentive, des dialogues, des aides, des contrôles et des feedbacks ou boucles de rétroactions positives et négatives. C’est ce que l’on appelle donc la pédagogie. C’est à mon sens la partie la plus captivante de ce métier, celle qui correspond à de l’artisanat, qui demande des méthodes, des trouvailles, des trucs personnels, et de la patience pour parvenir à devenir expert dans ce rôle.

SE DÉBARRASSER DU SUPERFLU

À force de ratages complets, d’observations, d’essais, de tentatives, de lectures de toutes sortes, je suis parvenu à tracer un cheminement pour permettre aux enfants à tendre vers de l’autonomie.

Ma toute première décision, sans doute vers 02008, a été de supprimer les exclusions de cours, les punitions, les heures de colle. Je me suis interdit d’en créer. Elles ont disparu de mon univers. À partir de ce moment je me suis demandé comment j’allais faire pour faire en sorte que chaque enfant respecte son apprentissage et ne gène pas l’apprentissage des autres. C’est donc à partir de ce moment-là que j’ai pu véritablement enseigner et être pleinement pédagogue.

Ce qu’il faut comprendre c’est que dans l’apprentissage, il faut tenir compte de la proximité implicite qui existe entre l’individu qui apprend et celui qui transmet son savoir. Alistair Cockburn, un des créateurs du Manifeste Agile, a bien montré le lien qui existe entre le maitre et l’élève grâce au concept de Shu Ha Ri utilisé en Aïkido. Il transpose ce concept dans l’état d’esprit agile : les développeurs, en situation d’auto-organisation, apprennent à circonscrire le projet qu’ils doivent créer pour s’adapter à toutes les situations inattendues et inventer de nouvelles techniques afin de livrer un produit parfait pour le client.

Au niveau Shu, on est novice et on recopie exactement les gestes du maitre.

Au niveau Ha, avec l’expérience, on fait de nouvelles associations techniques.

Au niveau Ri, au sommet de son art, on oublie les techniques de base pour s’adapter à la situation de combat, en Aïkido.

Ce concept de Shu Ha Ri m’a bien aidé pour créer une distance de plus en plus grande de septembre à juin avec les élèves. Ainsi, si pendant le première période, en septembre et octobre, j’impose mes techniques et mes méthodes, peu à peu je laisse les enfants, ceux qui le peuvent, exprimer leur créativité et prendre des risques. Si vous venez à un des mes cours en septembre ou octobre, vous verrez un pédagogue assez rigide, ne laissant que très peu de choix à tous les enfants. Mais si vous venez en mars ou avril, vous pourrez me voir très en retrait, et découvrir des enfants entrer seuls en classe, se mettre en groupe, s’asseoir, sortir leurs affaires, installer les kanbans, s’auto-évaluer, s’entraider, et parfois me demander des conseils. À cette époque là, ils cessent de me demander s’ils ont le droit de… Ils ont tous les droits pour apprendre.

Être pédagogue c’est savoir augmenter la distance avec celui qui apprend, savoir doser le contrôle en fonction des prises de confiance.

Au collège, la réussite de la mise en place de l’autonomie n’est pas gagnée d’avance. Les enfants sont contraints de venir en cours. Ils ne choisissent par leur collège. Ils ne choisissent pas leur groupe, ni leurs professeurs, ni leurs horaires, ni, parfois, leur place dans la salle de cours. Ils sont classés par tranche d’âge, par ordre alphabétique et par une moyenne. Ils ne sont jamais autonomes. Jamais.

Avec ces contraintes, comment créer un cadre d’épanouissement ? Comment créer des cadres permettant les prises de décisions, les prises de risques, les prises de parole ? Le programme heureusement prévoit ces cadres et les demande. L’agilité et le lean m’ont permis de trouver non seulement l’état d’esprit, mais également les moyens, les techniques, les processus, les outils afin de mettre en place socle et programmes.

Je suis maintenant parvenu à mettre en place un « shu ha ri » personnel, une grille détaillée, un cheminement, qui me permet d’aider chaque enfant à trouver sa place dans le cheminement vers l’autonomie. Cette grille aide la plupart des enfants à tendre vers plus de liberté et de désir de progresser.

LE CHEMINEMENT

Je distingue deux stades : les élèves et les apprenants.

Le premier stade, les élèves, ce sont ceux qui attendent de recevoir des apprentissages. Il s’agit d’une autonomie basse. Les élèves sont assis et ne savent pas ce qu’ils pourraient faire. Le système implicite actuel de l’enseignement impose ce cadre. Paradoxalement le texte explicite du programme permet l’inverse.

Le second stade permet une autonomie haute, c’est le stade des apprenants. Ils demandent des apprentissages pour s’améliorer car ils connaissent leurs faiblesses et leurs points forts.

On commence élève, c’est-à-dire novice, puis on devient apprenant, expert de sa manière d’être. En fait, tout dépend de la liberté que le maitre laisse à l’apprenti.

Au stade élève, je distingue 4 niveaux. Au stade apprenant, je fais apparaitre 3 niveaux. Ainsi, le cheminement vers l’autonomie est balisé de 7 niveaux.

Le niveau 7 est le niveau dans lequel l’individu reçoit du contrôle. Le pédagogue est très proche de lui et donne des feedbacks immédiatement après chaque action erronée ou non conforme.

Le niveau 6 permet de recevoir de l’aide. L’élève fait ce qu’on lui dit de faire, sans comprendre le sens ou le but de l’action.

Au niveau 5, l’individu reçoit de l’accompagnement. L’élève reçoit des explications après avoir essayé des actions. Il peut répéter les explications et donc accompagner ou aider à son tour.

Au niveau 4, il reçoit de l’assistance. L’élève commence à connaitre ses erreurs et il peut prendre des risques. Il peut cheminer seul après avoir fait des hypothèse et reçoit de l’assistance pour faire émerger les erreurs.

Puis une fois ces 4 niveaux franchis on parvient au stade apprenant.

Au niveau 3, l’individu demande des conseils. L’apprenant sait faire des choix et il sait vérifier ses hypothèses. Il apprend seul avec de la documentation.

Au niveau 2, il demande de l’indépendance. L’apprenant prend des décisions. Il choisit ses sources d’apprentissage.

Au niveau 1, il est autonome. À ce niveau il est capable de choisir ses propres apprentissages. Il sait aussi demander du contrôle dans certaines situations car il juge indispensable d’obtenir un feedback immédiat. À l’inverse de l’élève, il est conscient qu’il a besoin du niveau 7.

Ces niveaux ne sont pas des paliers et n’étiquettent pas les individus.

On peut très bien être au niveau 7 en dictée et être au niveau 3 en rédaction.

Les élèves possèdent cette grille dans leur JourdEx, le Journal d’Expériences. Ils s’auto-évaluent et déjà tentent de comprendre où ils se situent. une des premières choses que je peux constater, c’est que personne ne souhaitent être au niveau 7. Ils débutent ainsi, avec difficulté, l’apprentissage de l’auto-contrôle et de l’inhibition.

Plus on avance dans les niveaux, plus celui qui apprend et celui qui enseigne s’éloignent. Le cadre autour de l’élève et de l’apprenant devient plus vaste. Le pédagogue voit les signaux qui lui indiquent à quel moment il doit laisser l’élève ou l’apprenant de plus en plus libre. Le pédagogue est celui qui prend soin, et non celui qui contraint parce qu’il estime que sa fonction est d’avoir du pouvoir hiérarchique.

Le pédagogue sait à quel moment il peut augmenter le cadre, quand offrir des hypothèses ou des choix. De même il doit être capable d’anticiper ou même de forcer le passage d’un niveau à l’autre par des processus et des stratégies, ou des dissonances cognitives propices aux questionnements.

J’aime passionnément la pédagogie. Elle n’est pas spécifique à la salle d’école ou de collège. Elle a toujours été présente dans l’évolution humaine, depuis les tailleurs de silex, jusqu’aux développeurs informatiques. Je suis de plus en plus persuadé que la pédagogie est la première des soft skills, bien avant celles formant le premier cercle, la créativité, l’esprit critique, la communication, la coopération. À mon sens, la pédagogie englobe les soft skills de premier et second cercle puisque le pédagogue devrait développer ces compétences afin de consolider son art.

C’est la raison pour laquelle mon but chaque année est de former des pédagogues de 12 à 15 ans : des individus sachant porter assistance à qui que ce soit, sans jugement et avec empathie. Pour parvenir à ce résultat, deux outils sont nécessaires : une grille d’autonomie et un JourdEx.

Pour terminer ce billet, j’ajoute que la pédagogie est l’essence même de l’interaction entre les individus, une des valeurs du Manifeste Agile.

5 commentaires sur « Un cheminement vers l’autonomie »

  1. Bonjour, je serais très intéressée, en tant que copilote d’un projet sur l’accompagnement et l’autonomie dans les apprentissages en lycée, pour échanger sur les supports que vous évoquez dans cet article.

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