Lorsque j’ai découvert l’Agilité, je me suis rendu compte que cet état d’esprit, ce management, était le fruit de résultats empiriques, la concrétisation de diverses théories, d’états d’esprit dans lesquels je baignais à travers mes lectures. En vrac : constructivisme, cybernétique et systémique, Ecole de Palo Alto, biologie, théorie de l’évolution, thermodynamique, communication et mémétique.
Il me semble difficile de comprendre et d’utiliser cet état d’esprit, cette A(a)gilité, si on ne possède pas les connaissances nécessaires. Une personne qui viendrait découvrir mon travail et celui des élèves pendant une heure, ou une journée, ne pourrait pas embrasser ni comprendre l’ensemble des stratégies utilisées, ou même percevoir dans quel état d’esprit j’élabore les diverses situations d’apprentissage.
C’est une des raisons pour lesquelles l’Agilité entraine à mes yeux, en tant qu’homosapiens-apprenant-fils-mari-père-citoyen-enseignant, à devenir autonome et responsable : autonome et responsable vis à vis des élèves, de leurs parents, et responsable vis à vis de la société actuelle et future.
Chaque année, en septembre, je renouvelle l’ensemble de mon travail. Je suis un artisan. Je ne travaille pas uniquement pour « le programme » ; je travaille pour chaque apprenant. Par conséquent, je n’ai jamais procédé deux années de suite de la même manière. Des changements mineurs ou plus importants sont toujours intervenus. Il me semble qu’il ne soit pas possible de recréer exactement les mêmes manières d’enseigner en raison des informations, des boucles de rétroactions et des mécanismes de régulation :
- le renouvellement des élèves : des profils cognitifs uniques.
- l’ambiance des nouvelles classes : des écosystèmes créés par des profils cognitifs uniques.
- les expériences sur lesquelles je me base pour affiner mes situations d’apprentissage qui sont, de toute façon, aussitôt remises en question par les nouveaux profils cognitifs uniques.
C’est le quatrième point des valeurs Agiles : « L’adaptation au changement plus que le suivi d’un plan ». Il est important de préciser que l’Agilité, je crois, ne fait pas table rase du passé, ni des expériences positives ou négatives. Je ne crois pas davantage qu’il existe, pour un esprit agile, des méthodes ou des stratégies obsolètes, ni des hiérarchies. Il me semble qu’il est primordial de ne pas éliminer, ou de ne pas oublier. Ce point me semble souvent être mis de côté lorsque je lis certains témoignages à propos des méthodes agiles et de leurs éventuelles déficiences. Ainsi, si je n’approuve pas le béhaviorisme, je ne le rejette pas pour autant.
Ainsi les quatre valeurs de l’Agilité mentionnent qu’il faut dépasser, en les englobant, en les transcendant, des principes qui ne peuvent plus faire leurs preuves.
Suivre un plan n’est pas suivre un dogme.
Je pense que l’adaptation n’est pas seulement le « lâcher-prise ». Pouvoir s’adapter est une capacité rendue possible grâce au développement des connaissances et de la maîtrise personnelle, comme l’écrit Peter Senge dans La Cinquième Discipline « la maîtrise personnelle est une discipline qui consiste à approfondir et clarifier notre approche des choses, à concentrer notre énergie, développer notre patience, et voir objectivement la réalité ». Sur la notion d’objectivité, en tant que constructiviste, je pencherais plutôt pour une approche subjective de la réalité, subjectivité assumée et consciente. « Celui qui est persuadé d’avoir une connaissance objective, c’est-à-dire impersonnelle, celui-là se trompe doublement« , nous dit Edgar Morin. « Celui qui se croit dans l’objectivité se met dans une position suprême, je dirai presque Dieu le père, c’est-à-dire qu’il se met à la tour de contrôle, et par là même pense échapper à tout contrôleur et l’affirmation de sa propre subjectivité permet d’échapper à ce type d’illusion et de prétention« .
L’adaptation n’élimine pas la planification. La vision élaborée avant la planification existe toujours grâce aux différents buts et objectifs intermédiaires ; cette vision est toujours floue mais en ligne de mire, et dans l’apprentissage, le principe d’équifinalité gouverne l’écosystème groupe-classe. Il s’agit donc d’ébaucher, de construire un plan, et de lui ôter sa rigidité.
J’enseigne dans un établissement qui utilise les notes. Elles n’ont qu’un rôle de classement et n’ont que peu d’intérêt, pour la plupart des élèves, sur leur motivation dans les apprentissages. Afin de ne pas créer de déséquilibre ni d’augmenter inutilement de l’énergie (confrontations, explications avec les collègues et/ou les parents d’élèves), je conserve la notation sur 20 pour l’ensemble de mes niveaux. J’ai donc opté pour un double système : une oscillation entre évaluations notées et évaluations non notées. Ainsi, afin que les élèves puissent suivre, à leur rythme, leur parcours d’apprentissage, j’ai mis en place un livret répertoriant les notions inscrites au programme officiel.
Il ressemble beaucoup au livret utilisé pour l’obtention du permis de conduire.



En 2009, j’ai pu longuement échanger avec un parent d’élève moniteur dans une auto-école. Il m’a présenté les livrets qu’il utilisait. Ses explications portaient sur ses manières de procéder pour permettre aux apprenants, quelques soient leur niveau, leur difficultés et leur profil cognitif à devenir des conducteurs responsables après l’obtention de leur permis. J’avais été intéressé par sa technique qui consistait à ne jamais toucher, pour lui, les pédales du véhicule. Chaque apprenant était en autonomie dans un environnement adapté à ses capacités. C’est ce que j’essaie de reproduire dans les situations d’apprentissage que je mets en place afin de faire émerger des compétences.
La discussion a eu lieu en février. J’ai aussitôt créé les livrets pour les expérimenter pendant le troisième trimestre 02009, et ainsi pourvoir les modifier et être prêt à les fournir aux élèves en septembre. J’avais émis trois buts pour ce livret :
- permettre à chaque élève de suivre ses réussites sans tenir compte d’une notation ; ainsi basculer d’un apprentissage avec des notes sur 20, à un apprentissage basé sur une motivation intrinsèque.
- permettre à chaque parent de prendre conscience des réussites et du rythme de leur enfant.
- pouvoir suivre le parcours d’un élève sur l’année. Permettre à un collègue, s’il adoptait ce type de document, de pouvoir aider l’année suivante, à bon escient, chaque élève en tenant compte de ses capacités et de ses assimilations.
Livret n°1 (2009-2013)
J’avais envisagé deux parties :
- une partie programme officiel divisée en 4 rubriques :
- outils de la langue 1 (apprentissage par coeur)
- outils de la langue 2 (apprentissage en contexte)
- communiquer
- lire




- une partie Echelles Descriptives globales (présentées par Gérard Scallon, ou utilisées dans certains services médicaux pour la formation) divisée en 4 rubriques :
- le matériel
- l’écriture d’un récit
- la lecture des oeuvres littéraires
- la communication orale


J’ajoutais un bilan des capacités cognitives.

Pour tous les travaux évalués, il me fallait naviguer sur plusieurs pages pour indiquer dans chaque livret les diverses assimilations. Je perdais beaucoup de temps. J’ai conservé ce livret, en ajoutant chaque année des changements, jusqu’en juin 2013. En septembre 2013, j’ai fait quelques changements radicaux.
Livret n°2 (2013-…) Deux parties :
- première partie : le programme officiel est distribué dans les 5 périodes. J’ai tenté d’équilibrer la littérature, l’écriture, le vocabulaire et la grammaire. Les notions ne sont pas classées dans un ordre hiérarchique.





- seconde partie : des éléments de méthodologie et un bilan

J’ai supprimé les Echelles Descriptives Globales.
L’utilisation est simple : pour chaque item, un trait indique que la notion a été abordée : nous l’avons évoquée. Puis une croix lorsque cette notion a été traitée dans des situations, dans des contextes, dans des exercices. Enfin, en grisant la case j’indique que la notion a été assimilée par l’élève. Les élèves ont toute l’année pour me montrer qu’ils ont assimilé une notion, et pas uniquement dans la période. Je m’adapte ainsi au rythme et aux capacités cognitives de chacun.
Il est évident que je ne peux traiter toutes les notions prévues dans chaque période. Il m’arrive également de modifier l’ordre de découverte des notions ; je peux ainsi étudier un élément de la période 4 pendant la période 2. Les élèves conservent ce livret dans leur cahier. Ils peuvent à tout moment me prouver qu’ils ont assimilé une notion, soit spontanément, soit au cours d’une situation imposée. D’une manière générale, j’essaie de récupérer deux fois par période leur livret afin de les mettre à jour : j’indique si la notion a été assimilée et j’ajoute la date.

Il s’avère que ces livrets me montrent clairement que le programme officiel tel qu’il est proposé actuellement n’est pas compatible avec une approche par compétences. En effet, le nombre totale de notions inscrites au programme dépasse le nombre totale d’heures disponibles sur l’année. Dans un enseignement béhavioriste, frontal et systématiquement explicite ce décalage peut être résolu en « bouclant » le programme dans les temps sans tenir compte ni du rythme de chaque apprenant, ni du développement de leurs compétences dans des situations complexes variées.
De plus, le travail par compétences nécessite de faire émerger des connaissances antérieures par une démarche itérative et incrémentale. Joël de Rosnay insiste dans Le Macroscope, chapitre 6 Valeurs et Education : « Evitez l’approche linéaire et séquentielle (…) L’approche systémique en éducation consiste au contraire à revenir plusieurs fois, mais à des niveaux différents, sur ce qui doit être compris et assimilé. Elle aborde la matière à enseigner par touches successives. En suivant un trajet en forme de spirale. On fait un premier tour de l’ensemble du sujet afin de le délimiter, d’évaluer les difficultés et les territoires inconnus. Puis on y revient plus en détail au risque de se répéter ».
Les programmes de français de chaque niveau ne se suivent pas, je veux signifier qu’ils ne sont pas linéaires et clos sur eux-mêmes. Ils ne sont pas davantage juxtaposés. Le programme de 5ème intègre celui de 6ème. Le programme de 4ème intègre ceux de 6ème et de 5ème. Enfin, le travail en 3ème ne s’arrête pas au seul programme de 3ème mais il inclut les programmes de 6ème, de 5ème et de 4ème. Les années d’apprentissage ne sont jamais cloisonnées. Il s’agit donc chaque année de réactualiser les notions précédentes.
Le programme avec inclusions est disponible en pdf, en format A1, ici : programme français.

Joël de Rosnay écrit dans Le Macroscope « l’approche systémique en éducation consiste à revenir plusieurs fois, mais à des niveaux différents, sur ce qui doit être compris et assimilé. Elle aborde la matière à enseigner par touches successives. En suivant un trajet en forme de spirale : on fait un premier tour de l’ensemble du sujet afin de le délimiter, d’évaluer les difficultés et les territoires inconnus. Puis on y revient plus en détail au risque de se répéter ».
Ce livret (ou tout autre support de ce type) est, me semble-t-il, un document indispensable pour minimiser le poids inutile des notes. Certains élèves, certains en difficulté et d’autres brillants, ont encore besoin d’être notés. Mais d’autres au contraire ont besoin d’être valorisés par d’autres moyens qu’une notation. Un livret tel que celui-ci semble développer la motivation, l’autonomie de la plupart des élèves. Une chose importante : il me permet des échanges fructueux et solides avec les parents lorsque je les rencontre. Je pense que ce type de document pourrait enfin faire émerger de véritables discussions professionnelles entre les enseignants agiles.
Ce livret fait alors office de simple plan. C’est un support efficace qui entraine inévitablement, pour moi, des processus adaptatifs en fonction de chaque élève.
Pour conclure, ce livret demande encore à être modifié. Je serais très heureux de partager, d’échanger pour le perfectionner. Il est de toute façon voué dès à présent à être amélioré en fonction des statistiques, des attitudes, des ressentis des élèves, car citant Jérôme Barrand dans Le Manager Agile « la tentation est grande de s’illusionner soi-même et de tomber dans la croyance que tout fonctionne bien, par autosatisfaction ou parce qu’on a le sentiment d’avoir fourni à chacun les moyens du succès… Il faut comprendre qu’une organisation est avant tout un organisme vivant qui pense, agit, ressent des émotions. »
***
Le 28 avril 02014 : je découvre aujourd’hui qu’une collègue de français avait également créé, en 2009 aussi, des livrets pour accompagner ses élèves.
Le 12 juin 02014 : Je ne suis pas du tout satisfait par ce livret. Les intitulés ne sont pas assez précis. Par conséquent je vais améliorer mon Livret d’Apprentissage et de Compétences en utilisant de manière plus analogue le Livret d’Apprentissage du permis B et du Portfolio de l’étudiant pour le diplôme d’infirmier + le nouveau socle de connaissances, de compétences et de culture.
Le 15 juillet 02015 : évolution et changements majeurs du Livret en fonction de ma pratique, ici.
4 janvier 02018 : j’ai abandonné l’utilisation d’un tel livret à la rentrée 02017. Pour l’évaluation de la progression de chaque élève, j’utilise des fiches individuelles collées dans leur cahier.
Je découvre avec beaucoup d’enthousiasme et de bonheur ta pedagogie !
Quand je retournerai au travail (là, il m’a fallu faire pause pour quelques raisons qui se résolvent peu à peu…), j’ai l’intention de suivre ton chemin. Je me posais justement la question de l’abandon des notes et vois que tu jongles avec de manière à te concentrer sur l’essentiel : les progrès et réussites des élèves.
Je suis très intéressée par ta feuille d’écriture. J’utilise de mon côté un cahier d’écrivain avec les élèves avec une liste de 20 sujets variés à traiter dans l’ordre choisi (il y a même des sujets libres) mais j’apprécie ta « grille » car elle donne des contraintes d’écriture intéressantes tout en laissant beaucoup de liberté !
Et enfin la disposition des tables : j’ai beaucoup travaillé sur ce point (îlots, version « réunion » qui est en fait ta disposition sauf que je n’avais pas pensé à mettre les outils au centre, etc.), sans avoir pensé à cette disposition en cercle comme permettant à chaque élève d’être au premier rang tout en ayant 2 voisins.
Je te remercie beaucoup de partager toutes tes pratiques, réflexions, lectures et analyses !
Je sens que l’agilité va m’apporter une corde de plus à mon arc (je viens ce week-end d’ajouter celle du jeu à travers le yoga utile à bien des fins : diminuer le stress, favoriser l’esprit de coopération, préparer la pratique orale, etc.)
Bonne poursuite sur ton chemin entouré d’élèves chanceux !
Tu as raison de le signaler : je ne fais rien de nouveau. Je pioche ici et là, je teste, pour créer des processus, des pratiques efficaces.
Il faudra prendre en compte tout ce que je propose, constate, expérimente ne peut qu’évoluer, se transformer. C’est pourquoi je suis preneur, ici, d’expériences similaires !
Moi qui m’épuise avec mes points rouges et verts, et qui refait chaque année ma grille de compétences pour qu’elle soit lisible par les parents, je n’avais jamais songé au livret d’apprentissage du permis de conduire, et je te remercie infiniment pour me l’avoir remis sous les yeux.
J’aimerais bien, au cours d’un billet à venir, que tu précises tes pratiques d’évaluations. Sur quoi te bases-tu pour remplir les livrets ? Prends-tu des notes au fur et à mesure des séances ? Ramasses-tu les cahiers ? Tes élèves font-ils des évaluations « finales » ?
Et, question purement administrative : comment remplis-tu les bulletins ?
Je comprends bien que, de la 6e à la 4e, on puisse se passer de fournir une moyenne ; encore faut-il que l’équipe entière s’accorde, sans quoi le bulletin est faussé (j’en ai fait la triste expérience cette année). Mais pour les 3e ?
Merci encore de partager tes réflexions avec les autres. J’avoue que tes billets me font beaucoup cogiter.
Je n’ai pas été suffisamment précis, je crois, lorsque j’ai présenté ce livret. Je précise que je note également les élèves. Je viens d’ajouter plus clairement cette information dans le billet afin qu’il n’y ait pas d’ambiguité.
Je ne suis pas attaché au système de notation. Les notes n’apportent aucune qualité supplémentaire dans la formation ou la motivation. De nombreux auteurs ont écrit à ce sujet. Je suis d’accord sur son caractère inutile dans la mesure où il permet uniquement un classement absurde entre les élèves.
J’ai conservé les notes pour deux raisons :
– Je dois tenir compte de l’environnement dans lequel j’évolue. L’établissement dans lequel je travaille conserve la notation chiffrée. Dans une vision thermodynamique, dans la mesure où je suis intégré dans ce système, je dois conserver les codes de ce système sous peine de devoir dépenser beaucoup trop d’énergie pour conserver un équilibre, communiquer ou expliquer. Je ne peux perdre de l’énergie à vouloir montrer, seul, que ce système crée de l’inégalité. Il faut donc attendre que le système, dans sa globalité, abandonne la notation.
– certains élèves (et leurs parents) ont besoin, dans ce système, d’une note pour être rassurés. Ce n’est pas vraiment un besoin, c’est simplement qu’ils ont été conditionnés. Cependant lorsque je rencontre les parents, je ne parle jamais de note ; la discussion se déroule uniquement à l’aide du livret que nous feuilletons ensemble.
Je veux montrer :
– qu’il est possible, de manière douce, d’accompagner les élèves dans leur formation sans notation, comme dans une auto-école (ou en maternelle, dans l’apprentissage des sports, de la danse, de la musique, des arts plastiques, etc.) où les apprenants ne sont pas notés. Tous les systèmes d’apprentissage ne notent pas les apprenants sauf l’école.
– qu’il est possible de mettre en place deux systèmes d’évaluation.
J’ai donc des travaux évalués par une note et d’autres évalués sans notation. Un élève peut ainsi très bien avoir une note basse et avoir « assimilé » sur son livret, car en fin de compte, c’est le livret qui indique les réussites des élèves.