Je me suis souvent demandé pour quelles raisons certains élèves ne semblaient pas vouloir réussir quel que soit l’enseignant ou quelle que soit la discipline.
Je me suis aussi souvent demandé bien sûr pour quelles raisons des élèves réussissaient mieux que d’autres. Pour quelles raisons ils continuaient à faire émerger des compétences là où d’autres baissaient les bras. Je me suis dit qu’ils possédaient suffisamment de connaissances et d’aisance pour produire du sens, de la cohérence, de la créativité. Mais la motivation intrinsèque ? Comment l’évaluer ? J’ai questionné les élèves, leurs parents. Je me suis rendu compte que ces élèves, dans mon établissement, aux capacités cognitives élevées étaient tous des cas particuliers, donc des élèves comme les autres : enfant élevée par un seul parent ; par des parents divorcés une semaine chez l’un puis chez l’autre ; élevé par les deux parents non francophones ; dans une famille d’accueil ; par des parents très vigilants, ou très stricts, ou peu présents, etc…
Cependant ces quelques élèves ont tous, ou presque, un point en commun, une force qui les maintient en alerte.
Chaque année, je pose une question aux élèves sur une petite feuille sur laquelle ils inscrivent leur nom : « Citez cinq évènements importants ou très importants pour vous qui auront lieu dans le futur proche ou lointain. Vous préciserez nombre de jours, de semaines, d’années qui vous séparent d’eux« . Je ne dis strictement plus rien et je les laisse répondre.
Les réponses sont toujours particulièrement éclairantes. Tous les élèves, sauf un ou deux moins matures, qui réussissent m’indiquent au moins « je veux avoir le brevet, le bac, avoir le bac avec mention, réussir mon CAP ». Ils inscrivent soit uniquement des projets d’élève et rien d’autre, soit ils ajoutent leur anniversaire ou un événement d’enfant. En revanche, ceux pour lesquels les capacités cognitives sont moins performantes, inscrivent : « avoir une belle voiture, m’acheter des fringues, avoir la nouvelle console à Noël, aller voir mon grand-père, retrouver le pull que j’ai perdu, la fin de l’année, me marier, avoir des enfants, gagner plein d’argent, vivre à Los Angeles, avoir une nouvelle télé, etc… » et jamais une indication précise et spontanée à propos de leur travail ou de leur identité d’élève.

Ce constat reste un constat. Je ne juge pas leurs difficultés pour se projeter dans un avenir réel, ni je ne juge leurs désirs et leurs rêves d’adolescent. Je sais que le cortex préfrontal n’est pas encore totalement formé et qu’ils ne peuvent pas, tous, établir une planification en fonction d’un but.
Ce constat m’indique cependant qu’il me faut créer des situations dans lesquelles ils apprennent ce qu’est le temps, et avec lui, la frustration, la patience, l’effort. A la manière du test du Chamallow.
Il me semble que le fait de visualiser avec cohérence et réalité le futur semble provoquer une vision stable qui structure et consolide les connaissances, les stratégies et fait émerger des compétences, permet la créativité, l’estime de soi, la conscience d’une identité. Karen Evans et Christian Gerlach dans le dossier OCDE/CERI Comprendre le cerveau, naissance d’une science de l’apprentissage en 2007 nous indiquent dans la partie intitulée L’expérience modèle le cerveau : « L’adolescence étant une période critique de la formation d’une identité, la phase « d’identification » à certains domaines de l’apprentissage a souvent lieu à ce moment-là.

L’apprentissage et la compréhension ne sont pas instantanés. Les élèves ne comprennent pas dans la fulgurance d’une belle explication dite par l’enseignant ou grâce à une jolie carte mentale ou en lisant les phrases bien écrites dans les leçons d’un manuel scolaire. L’apprentissage est un processus chaotique, rude, frustrant, consolidé de façon kaïzen par des manipulations et « en suivant un trajet en forme de spirale« , écrit Joël de Rosnay dans Le Macroscope. Ainsi chaque année, mon but est de mener au moins 25 élèves sur 26 à réussir en juin :
– l’analyse d’une phrase à l’aide d’un Grammosome ; avec une réussite d’au moins 80% avec documentation et 60 % sans documentation;
– l’analyse, l’étude, le commentaire écrit d’un texte littéraire grâce à leur propre problématique, en utilisant la double molécule, et sans questions de ma part.
C’est en partie mon but puisque c’est un but social. Pas forcément celui de tous les élèves. D’où leur présence dans une salle de classe et donc ma présence à leurs côtés.
Je ne vais jamais fabriquer des capacités cognitives, comme je ne fabrique pas ou ne transmets pas des compétences. Il est bien sûr primordial, dans une approche par compétences, d’éviter toute présence d’une « boîte noire« . Travailler avec des « boîtes noires« , dans l’apprentissage ou la médecine, c’est tourner le dos à la complexité. Or pour une pédagogie du XXIème siècle et pour faire émerger des compétences, il faut travailler en évitant absolument les « boites noires », c’est à dire avancer avec et dans la complexité, dans l’interdisciplinarité, avec tous les niveaux d’organisation, avec un maximum d’informations et de diagnostics.
J’ai ainsi créé différents outils (Grammosome, double molécule, bestiole, symboles pour classes grammaticales, etc). C’est un maillage cognitif qui sollicite les élèves à analyser, à employer des stratégies et de la documentation, à créer des solutions avec ou sans élégance. Ces outils, simultanément, me permettent diagnostics et évaluations formatives. Donc créations de boucles récursives qui « selon le langage des biologistes, conduisent à l’homéostasie, c’est-à-dire la capacité à maintenir les conditions de survie de l’homme dans un milieu changeant« , écrit Peter Senge dans La Cinquième Discipline. Le système classe conserve donc son équilibre et je peux, à bon escient, éviter une trop forte entropie pour chaque élève et les mener vers le but de fin d’année.
Cette constante adaptation nous permet ainsi de travailler par itération et incrémentation : dessiner (ou designer ou créer un dessein) un objet conceptuel évolutif sollicitant mes capacités cognitives et celles des élèves. C’est une approche pédagogique par compétences. C’est une pédagogie basée sur les valeurs de l’Agilité dans la mesure où l’Agilité est Constructiviste. Ce paradigme me permet de prendre conscience que seuls les élèves sont les sujets de l’apprentissage (ils sont les objets de leur apprentissage) et non le programme et les concepts. Ce sont les élèves qui utilisent leurs raisonnements analogique, abductif, inductif et déductif afin de résoudre les problèmes posés, leurs projets, à l’intérieur d’espaces où règnent l’incertitude et une forte entropie. « Il faut apprendre à affronter l’incertitude« , écrit Edgar Morin dans Les Sept Savoirs Nécessaires à l’Education du Futur, « car nous vivons une époque changeante où les valeurs sont ambivalentes, où tout est lié« . Donc la présence systématique des prises de risque dans la salle de classe-laboratoire, des tâtonnements, des idées plausibles, des prises de décision, des hypothèses toujours orientés vers un avenir proche (quelques heures ou une semaine) ou très proche (quelques secondes ou quelques heures).
Un élément important pour les élèves : avoir sous les yeux le programme des connaissances sur l’année. Ils possèdent donc tous un Livret d’Apprentissage et de Compétences indiquant tout ce qui va être étudié à chaque période ainsi que les indications de leur propre progression.


Pour créer un cadre dans l’apprentissage, j’utilise la technique Pomodoro pour les courtes périodes. Des périodes de 10, 15 ou 20 minutes pour effectuer des travaux en groupe. Deux ou trois minuteurs me sont nécessaires : un pour prévenir les élèves que la moitié du temps est atteinte, un autre pour indiquer que le temps est terminé. Ou : un premier pour prévenir qu’il ne reste que 5 minutes. Ou un premier pour le premier tiers, etc…

Pour les périodes plus longues, ou pour laisser une liberté de mouvement dans le temps, j’utilise un kanban.


Il existe une autre évaluation, informelle : celle de la créativité de chaque élève, celle de leur regard artistique. La créativité utilise l’ensemble des sens et des émotions, indique leur degré de compétence, de frustration, de patience et d’efforts orienté vers un but réel et précis. Cette créativité met en valeur les initiatives et les capacités d’autonomie de chaque individu dans la classe en fonction du problème posé – grammaire, orthographe, écriture etc…. Cette créativité permet aux élèves de se détacher de l’emprise de l’enseignant, se détacher de ma parole ou de la « bonne » parole. En effet, je n’ai jamais la solution à leur problème. Je peux seulement les guider, leur poser une question, les aiguiller vers une documentation.
Dans les diverses situations d’apprentissage, la créativité ne peut pas toujours se séparer du délai. C’est la raison pour laquelle Scrum est utilisé dans l’Agilité. « Scrum est comme un cadre, (…)une voie à suivre, (…)un outil, (…)un processus« , écrit Claude Aubry dans Scrum, le guide pratique de la méthode agile la plus populaire. Scrum accompagne le « déroulement temporel d’un projet, appelé cycle de développement (ou cycle de vie). Un cycle est défini par des phases et des jalons. Les phases se succèdent et un jalon permet de contrôler le passage à la phase suivante : une phase a des objectifs et le jalon est là pour vérifier qu’il n’y a pas de déviation par rapport à ces objectifs« .

Cette créativité doit également, et surtout, les détacher de l’emprise disciplinaire. Pour créer il faut émettre des hypothèses, faire des choix, prendre des risques, utiliser des connaissances, des méthodes, des analogies empruntées à d’autres disciplines dans le but de produire un premier prototype, puis un second… jusqu’au produit final.
Pour ces raisons j’ai affiché dans la salle de classe une frise chronologique. Elle est orientée vers la fin de la semaine, vers la fin de la période, vers la fin du trimestre, vers la fin de l’année.

Nous la regardons souvent pour faire apparaître non pas le temps passé, mais le temps restant. Et apprendre à s’améliorer, à considérer la valeur des prototypes, à prévoir.

Toutes ces remarques mettent en valeur un élément d’apprentissage qu’il ne faut donc pas négliger : la flèche du temps et l’entropie. L’apprentissage du temps est constant en maternel et en début de cycle 2. Il semble disparaître par la suite.
Je pense qu’il faut constamment rester en relation avec les différents temps (secondes, minutes, heures), ne pas les perdre du vue ou les laisser implicites, tacites, mais au contraire les mettre en valeur et les rendre explicites dans le but d’aider les élèves qui n’en ont pas conscience.
Karen Evans et Christian Gerlach dans le dossier OCDE/CERI Comprendre le cerveau, naissance d’une science de l’apprentissage écrivent : « la motivation pour apprendre est étroitement liée à l’identité et aux buts que les gens se fixent. Le désir d’apprendre une chose précise dépend du rapport qu’elle entretient avec cette identité et ces buts au moment concerné ». Le futur, l’avenir, les durées, les périodes, les délais, et les échéances, sont des notions qui peuvent s’apprendre. Maintenant il serait souhaitable de savoir si cet apprentissage explicite engendre, favorise, accompagne une myélinisation du cortex préfrontal. Ou : Cet apprentissage permettra-t-il d’aider les élèves en difficulté à trouver une motivation intrinsèque plus profonde ?
Et l’espoir, pour l’adulte, le formateur et le père que je suis, de voir émerger une vision commune respectueuse de toute vie sur Terre, une soif d’apprendre tout au long de sa vie, une énergie Jugaad, dans le but de résoudre, d’amoindrir ou d’éviter les problèmes futurs, humains et planétaires.
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