La pédagogie est un pari.

La relation pédagogique entre deux individus – pédagogue et élève – est construite à travers de multiples facteurs. Citons, dans le désordre :

  • Le potentiel de chaque individu
  • Leur niveau de patience
  • Leur degré d’engagement
  • Leur degré d’exigence
  • Leur niveau d’autonomie
  • Le hasard

Le pédagogue et son élève ouvrent l’un avec l’autre des pistes, des voies, des possibilités d’améliorations. Dans cette relation, chacun est attentif à l’autre. Se mêlent alors, à travers les dialogues, la coopération, la collaboration, l’imitation, le mutualisme, le rejet, le conflit, et, d’une certaine façon, le maternalisme c’est-à-dire la transmission de la vie. La pédagogie est la recherche de la protection et de l’amélioration, pas celle de la perfection.

Il n’existe pas de méthode pédagogique secrète ou particulièrement efficace pour qu’un élève puisse, immédiatement et spontanément, assimiler et comprendre une explication, ou un processus, ou un concept. Un élève, quel que soit son âge et dans n’importe quel domaine, ne peut, d’un saut quantique, passer du niveau 7 au niveau 1 sur l’échelle d’autonomie. Il n’existe rien d’évident ou de simple dans l’acte pédagogique. Au contraire, la pédagogie est un art ancré dans la complexité.

En tant que pédagogue du service public, je suis soumis à trois fortes contraintes :

  • Transposer les informations du programme officiel incluant le socle commun de connaissances, de compétences et de culture.
  • Un nombre limité d’heures consacrées à la pédagogie – 135 heures – qui ne peut jamais augmenter et qui peut diminuer à tout moment.
  • Une absence de budget.

Comme certains de mes collègues pédagogues, je recherche des moyens efficients pour aider et accompagner tous les élèves à assimiler des concepts, en pensant que grâce à cette « nouveauté », ils pourront enfin avoir la maitrise des règles du participe passé ou de la compréhension de la situation d’énonciation. Il n’en est généralement rien. Tous les élèves ne s’approprient pas les nouvelles aides. Je cherche alors à guider certains élèves, ceux stagnants en niveaux 7 ou 6. En vain. Au final, je délaisse le groupe pour me concentrer sur un seul élève. Dans ce cas, il n’existe plus de solution miraculeuse mais une simple et unique relation pédagogique puisque c’est avec le temps et la patience que l’élève pourra, peut-être, s’approprier le problème et la solution pour s’engager dans le chemin de l’autonomie.

Une salle-laboratoire

Ma salle de cours est un laboratoire. Dans cette salle-laboratoire la grande majorité des élèves et moi nous faisons des expérimentations, des essais et des erreurs faisant suite à des hypothèses.

Dès 02009, je dispose les tables en cercle – ou en carré suivant le point de vue – dans ma salle de cours. Les élèves se font face pour qu’ils puissent interagir entre eux. Puis, en 02012, grâce à la philosophie liée au Manifeste Agile, je scinde le groupe de 26 élèves en 6 petits groupes. De cette manière, les élèves dialoguent et expérimentent entre eux, encadrés par un kanban. Ils s’entraident spontanément ; les plus à l’aise, ceux de niveau 4, prennent en charge les enfants des niveaux 7, 6 et 5. Je passe de groupe en groupe, écoutant chaque élève, puisque la parole enfin est libérée. De cette manière je découvre leurs propos, leurs manières de penser, leurs erreurs. Grâce à ces informations je peux alors faire des statistiques et construire des réponses appropriées.

Pendant plusieurs années, j’avais été heureux et fier de cette disposition.

Cependant, une forme de routine aidant, je me suis aperçu que la mise en place d’une attitude coopérative entre les enfants n’est pas suffisante. Elle est même superficielle. Elle ne résout pas vraiment les difficultés des enfants, ni l’amélioration de leurs capacités, ou pire, n’augmente en rien leur niveau d’exigence personnelle.

J’ai vu de trop nombreuses fois des élèves-leaders emmener leur petit groupe avec eux dans des explications et des réponses non seulement erronées mais totalement absurdes, sans que personne, à part moi, n’y mette un terme. Dans ce cas, l’auto-organisation est-elle assimilable par les élèves, des enfants aux fonctions exécutives limitées ?

Pour parler simplement, mettre les enfants en petits groupes peut faire son petit effet, mais ce n’est ni individuellement constructif ni forcément adapté aux fortes contraintes. J’ai constaté que des élèves et apprenants qui discutent entre eux n’est qu’une illusion d’amélioration des apprentissages individuels.

Construire un JourdEx

Je me concentre donc sur l’individu. L’élément qui unifie le programme, le pédagogue et l’individu, c’est le cahier de l’élève.

Or, jusqu’à présent, le cahier de mes élèves était en fait le reflet de mes pensées. Ils avaient en quelque sorte mon cahier entre leurs mains. Tous les élèves avaient donc le même. Chaque page récoltait mes propos, les règles de grammaire déjà écrites ailleurs, avec leurs évaluations notées comme une marque indélébile de leur niveau d’exigence qui ne variait pas, ou très faiblement. Trop faiblement.

En cette rentrée 02020, je mets en place un cahier modifié. Je ne l’appelle plus cahier, mais Journal d’Expériences (ou Journal d’Expérimentations). C’est un JourdEx.

Le JourdEx est le petit frère du Bujo, le Bullet Journal créé par Ryder Carroll, un designer new-yorkais.

J’utilise un Bujo depuis 02016. Chaque année, en septembre, je commence mon nouveau carnet, un Leuchtturm à points. Mes carnets, contenant mon agenda, mes idées, des prises de notes de conférences, d’expositions, ne sont jamais les mêmes. Je ne m’en sépare jamais. Ils sont l’extension de mon cortex. J’ai plaisir à les consulter pour redécouvrir tel repas pris dans tel restaurant en avril 02018, ou relire les notes d’une des meilleures conférences de Guillaume Lecointre.

Je n’ai lu le livre de Ryder Carroll que tardivement, en décembre 02019. J’ai adoré ce livre. Dans La méthode Bullet Journal, comprendre le passé, organiser le présent, définir le futur, Ryder Carroll raconte l’aventure de la création du Bujo, offre ses réflexions, transmet son enthousiasme, et explique la structure et la forme du Bujo. Après la lecture de son livre je me suis dit qu’il fallait que les élèves possèdent un carnet de ce type à la place de leur insipide cahier de français. Ils avaient besoin d’un objet leur permettant d’apprendre à s’organiser, à anticiper, mais surtout un carnet dans lequel ils pourraient être créatifs grâce à l’écriture, au graphisme, aux traqueurs, aux expériences réalisées en cours. Ce JourdEx allait pouvoir sans doute compenser le manque que je décelais dans les activités en petits groupes.

Trois éléments ont fini par me convaincre de me lancer dans l’aventure :

  • Le lien fait par Ryder Carroll entre le Bullet Journal et l’approche Agile dans le chapitre consacré aux objectifs ne pouvait que me toucher.
  • Les commentaires de nombreux utilisateurs de Bujo, « les bujoteurs », qui ont vu leur vie changer et s’améliorer grâce à ce petit carnet personnel. De la même façon je ne pourrais plus vivre sans mon Bujo.
  • La compréhension et les confirmations que le cadre Scrum n’est pas adapté à l’apprentissage individuelle dans une salle de cours. En effet, avec Scrum, les individus, qui eux maitrisent déjà parfaitement leur domaine, élaborent, grâce à leurs hautes compétences, un projet nouveau qui est extérieur à leur groupe. Or, à l’inverse, dans une salle de cours, les individus n’ont aucune compétence. Dans ce cadre, le projet n’est ni extérieur au groupe ni à l’intérieur du groupe. Le « projet » (celui de l’état) est l’apprentissage de chaque individu indépendamment des autres. Ce « projet » (qui doit devenir celui de l’enfant) est ainsi matérialisé par le JourdEx.

Comme dans mes précédents billets, je précise à nouveau ici que ma pédagogie, c’est-à-dire ma manière d’être, n’est pas efficace sur TOUS les enfants. J’ajoute que la création des petits groupes n’est pas non plus spécifiquement efficace pour tous les élèves, ni le kanban, ni la facilitation graphique, ni les dictées amicales, ni l’aide du Grevisse. C’est la raison pour laquelle je ne dis plus, et je ne dis jamais « tous les élèves » ou « les élèves » lorsque j’évoque ma pédagogie. Je nuance systématiquement par : la plupart des élèves, quelques élèves, la majorité des élèves, certains élèves, etc. Je ne veux pas que quelqu’un puisse croire qu’une pédagogie quelle qu’elle soit est efficace pour tous les élèves, en même temps, dans un même lieu, grâce à une seule personne.

Je crois sincèrement qu’il faut garder à l’esprit qu’une relation pédagogique n’est pas basée sur des outils, des méthodes et des processus particuliers, mais, comme le précise explicitement une des valeurs du Manifeste Agile, elle est basée sur des interactions, du dialogue, des sensations, des émotions, des sentiments, des gestuelles, des croyances. La pédagogie n’est pas une promesse. Elle est plus proche de la biologie que de l’industrie.

Septembre 02020, je mets en place le JourdEx, le Journal d’Expériences.

L’appropriation par quelques élèves est plutôt facile. Une majorité souffre à cause des exigences demandées ainsi que par les libertés proposées. Quelques-uns ne parviennent pas du tout à écrire aux emplacements demandés, ou à numéroter les pages correctement. Je retrouve encore une fois, quel que soit l’outil ou le processus, la dispersion des capacités dans un groupe d’enfants.

Le JourdEx s’inscrit dans le cadre de la salle-laboratoire puisque c’est un cahier-laboratoire. Il est une extension du cerveau des élèves, une aide à la mémorisation et à la réflexion. Il est surtout un outil particulièrement complet pour engager les individus dans l’apprentissage d’éléments primordiaux :

  • Les degrés d’exigence
  • L’organisation
  • L’indépendance
  • L’écriture personnelle
  • La créativité et la fantaisie
  • L’anticipation
  • L’amélioration des connaissances
  • La prise en charge des erreurs
  • La confiance en soi
  • La recherche de son bien-être
  • La réflexion
  • La transparence
  • Le courage
  • La prise de décision
  • Le développement d’une pensée autonome
  • Les niveaux d’autonomie
  • La démarche d’investigation
  • La pensée scientifique
  • Designer de futures communications
  • Le bonheur d’écrire et la fierté de ses textes

La structure du JourdEx

Comme le Bullet Journal, le Journal d’Expériences possède une base commune à tous.

Les quinze premières pages sont identiques pour tous les élèves.

Nous trouvons :

Un index, présent sur les premières pages.

des fiches de niveaux d’exigence. Elles précisent les niveaux de réussite pour les différentes activités : grammaire, expression écrite, orale, dictée, organisation.

des calendriers :

  • L’année scolaire avec les grands évènements auxquels personne n’échappent : fin de trimestre, vacances, évaluations, lectures…
  • La première période avec les mois de septembre et octobre.
  • Le mois de septembre avec l’indication des tâches prévues et les indications des niveaux de réussite (D-C-B-A).

Les erreurs. Des pages sont consacrées spécifiquement aux erreurs découvertes dans leurs expériences en grammaire, en expression écrite, en lecture.

Un journal personnel, pour engager les élèves dans l’écriture des émotions, des souvenirs, des réflexions.

Des traqueurs, des listes pour suivre leurs progrès ou leurs automatismes.

C’est à partir de la page 15 environ, une fois que les premières briques sont posées, que les élèves peuvent commencer à s’approprier leur JourdEx en créant leurs propres pages. Ils peuvent créer une page consacrée à un problème de grammaire, ou sur un thème particulier : un film, une série, un livre, une personne célèbre, une passion, etc

Je précise immédiatement que la création et l’utilisation du JourdEx sont compliquées car elles demandent de la part de l’élève un fort engagement et une autonomie moyenne (niveau 4 dans l’échelle d’autonomie). Ce Journal d’Expériences ne résout donc pas instantanément les difficultés des élèves, ni ne résout le problème des quelques enfants totalement réfractaires à l’enseignement. Comme d’habitude il faudra attendre quelques mois pour voir les éventuelles progrès dans l’apprentissage et la formation de la plupart des enfants.

Grâce au JourdEx, ma pédagogie se met donc dans l’ordre qu’elle aurait dû avoir dès le départ. En effet jusqu’à présent j’ai entrepris des recherches d’amélioration non linéaires, souvent chaotiques. Ce n’est pas un problème, au contraire. C’est la normalité dans la recherche de solutions par essais-erreurs. J’ajoute que dans la mesure où personne ne pouvait m’aider puisque personne avant 02008 n’avait enseigné à la fois avec le programme et le socle, il me fallait trouver ailleurs que dans le système éducatif des solutions à adapter. Ce sont donc des domaines comme le lean, l’agile, la biologie, les publications du CERI (Centre de Recherche et d’Innovation de l’OCDE), des publications de l’UNESCO, et la méthode Harkness qui m’ont aidé à comprendre et à appliquer l’association du programme et du socle.

Le nouvel ordre débute donc, dans un premier temps par la prise en compte de ma part de deux éléments opposés: le premier, le programme pour tous contenant le socle. Le second, le potentiel unique de chaque individu. C’est la rencontre entre le général et le particulier, entre l’objectif et le subjectif, entre le top-down et le bottom-up… la recherche d’un équilibre incertain, voire impossible.

Dans un deuxième temps, le JourdEx prend le relais avec l’appropriation par les expérimentations personnelles des connaissances, des capacités, des compétences et de la culture contenues dans le programme. Il peut être en quelque sorte un outil d’engagement, une ouverture pour que chaque élève puisse faire des choix et se responsabiliser dans cet univers d’absence de choix qu’est le collège.

Enfin, dans un troisième temps, à ce moment-là, peuvent venir s’ajouter les petits groupes, avec les kanbans, les panneaux, ainsi que la méthode Harkness. La coopération trouve alors son intérêt pour augmenter le rôle et l’efficacité du JourdEx, lui-même contenant une partie de l’objectivité du programme, la subjectivité de l’élève et les influences des autres enfants.

La pédagogie est un pari. Pas une promesse.

Lorsque je regarde les élèves assis ou en mouvement dans ma salle de cours, en ce mois de semtembre 02020, je vois des enfants masqués, sans bouche, sans entrain, protégés de la COVID-19 par des masques et du gel hydroalcoolique. Je les trouve en décalage par rapport aux enfants des années précédentes. Les évaluations s’enchainent et la plupart sont en niveau D, comme s’ils n’étaient pas vraiment présents dans cette salle de cours, face à ce professeur masqué qu’ils n’ont vu sans masque que sur des vidéos. J’ai l’impression qu’ils ne se sentent pas concernés par leur formation. J’ai l’impression qu’ils ont peur, qu’ils attendent le moment où ils pourront enfin enlever leur masque pour commencer à faire des efforts, à se sentir concernés par les cours, comme si, en ce moment, il n’y avait pas d’espérance. La plupart des élèves ne connaissant même pas le prénom des autres élèves du groupe !

Toute cette situation est finalement très étrange.

Dans leur journal personnel, au sein de leur JourdEx, je leur demande de raconter l’expérience des cours avec des masques.

Mon seul voeu en ce moment : que de nombreux d’élèves conservent plus tard leur JourdEx de français – littérature et grammaire – dans un coin de leur bibliothèque, et que chacun le consulte quelquefois, dans cinq ou dix ans, comme on relit un carnet rempli de souvenirs.

6 commentaires sur « Présentation du JourdEx, le Journal d’Expériences »

  1. Cher Christian,
    Quel plaisir de te lire régulièrement ! Merci de ces partages.
    Mon fils cadet, en première, a gardé son cahier de français de CM2 et le consulte, parfois, pour revoir une ancienne règle de grammaire ou de conjugaison. Le cahier est bien structuré ; retrouver une information y est facile même si l’organisation était loin d’être aussi sympathique et créative que dans ton JourdEx.
    Mais c’était suffisamment marquant pour que l’élève le conserve après de nombreuses années. Le pédagogue s’appelait Olivier. Mon fils en garde un vif souvenir !
    C’est émouvant lorsque l’élève rencontre un pédagogue qui l’inspire et l’accompagne vers l’autonomie avec bienveillance.
    Nul doute, Christian, que tu auras marqué tes élèves. J’aurais tellement aimé que mes fils croisent ta salle de classe…

  2. Bonjour Christian, et merci pour ce partage. La « réactivation » de ton blog est un plaisir. J’ai beaucoup réfléchi cet été à la question du matériel des élèves, et j’ai moi aussi fait le rapport avec mon bujo… pour me dire que les élèves n’investissent jamais personnellement leur agenda, mais le subissent plutôt ; et je fais des efforts pour développer cette pratique.
    Si cela t’est possible, j’aimerais beaucoup voir quelques photos des 15 premières pages que tu décris. As-tu fait un cahier-modèle ? Comment leur as-tu présenté ces pages ? En combien de temps les ont-ils rédigés ? Marjorie

    1. Bonjour Marjorie,
      Les efforts sont immenses pour faire passer les élèves du niveau 6 au niveau 4 sur l’échelle de l’autonomie et de l’engagement. Leur passivité apprise est lourde à porter.
      D’autres articles sont prévus sur le JourdEx pour les détails.

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