Une des toutes premières choses que j’observe, dès la deuxième heure de cours en septembre, ce sont les mains, le mouvement des mains des élèves. Ce sera mon premier diagnostic « sémiologique ». Il est important de les regarder agir et de « tenir compte de la complexité de toute action humaine individuelle et collective » écrit Jean-Louis Le Moigne. J’observe leurs capacités à les utiliser, leur aisance, leurs tâtonnements. Cette motricité, utilisant les zones du cortex moteur et renforçant l’hippocampe, est contrôlée par le cervelet. Or, les neurosciences nous apprennent que ce cervelet est également le siège de nombreuses fonctions cognitives, dont la manipulation de concepts, et, parmi les fonctions exécutives, la flexibilité mentale, le contrôle inhibiteur.

Les cours de grammaire peuvent avoir trois finalités :

proposition n°1 : ils permettent de comprendre les concepts de classes grammaticales, de fonctions, de conjugaison, de faits de langue

proposition n°2 : ils permettent la transformation, par les manipulations abstraites, à l’instar des mathématiques, de l’ensemble du cortex et du système limbique, ainsi que la participation à la myélinisation du cortex préfrontal et la maturation des fonctions exécutives.

proposition n°3 : ils permettent la conjonction des deux précédentes propositions.

J’estime que l’étude des faits grammaticaux va dans le sens de la troisième proposition, avec une légère prépondérance de la proposition n°2. L’apprentissage de la grammaire est un processus, avec des découvertes d’algorithmes, de biais, d’interactions, de classifications, d’exceptions, etc. Pour enseigner, j’ai besoin d’outils diagnostiques qui me permettent de suivre avec de plus en plus de précision ces processus, les stratégies et les capacités cognitives des élèves.

C’est une stratégie gagnant-gagnant : si les élèves sont actifs et apprennent, alors je peux apprendre d’eux et ainsi progresser dans mon cheminement vers l’Agilité, dans la reconnaissance des processus cognitifs. Si je peux apprendre d’eux et m’améliorer, alors je peux les placer dans des situations d’apprentissage dans lesquelles ils sont actifs et peuvent ainsi augmenter leurs capacités cognitives, leur dextérité, leurs compétences. C’est une indispensable boucle de rétroaction parmi d’autres.

Renforcer ce qui fait défaut

Pour ce premier diagnostic, je propose aux élèves de construire un système de « boîtes » en papier assez fin pour qu’il puisse se coller dans leur cahier de français. Ce système regroupe distinctement les classes grammaticales variables et les invariables. Les élèves utiliseront ces emboîtements tout au long de l’année (même s’ils sont également proposés sous forme de cartes mentales, de diagrammes d’Euler, de tableaux, de listes) pour vérifier le classement des mots pendant les exercices avec le Grammosome ou pendant les évaluations.

Emboîtement
Emboîtements

C’est un système légèrement différent ce que j’ai pu voir en cours de SVT pour l’apprentissage de la classification avec de « vraies » boîtes en carton. D’autre part, toujours en SVT, j’avais été frappé par la grande difficulté d’un nombre élevé d’enfants de 6ème qui ne parvenaient pas à extraire des informations avec le logiciel Phyloboîte. Ils ne parvenaient pas à voir les emboitements supérieurs, sans doute par manque de manipulations réelles. Il me semble que le travail sur et dans l’espace réel est tout aussi important que l’apprentissage du temps, avec un kanban ou une frise chronologique de l’année.

inscription du temps de formation en classe
jours, mois, périodes 2013-2014

Afin de placer les élèves en situation de manipulation réelle, je distribue une feuille A3, ou parfois A4, pour la couverture. Puis des feuilles A4 qu’il faut plier et découper.

Pour découper les feuilles en 2, puis en 5, je n’autorise ni la règle ni les ciseaux. C’est une impitoyable interdiction. Tous les découpages se font avec les mains, le bout des doigts et le cervelet. (Par exemple, à quel âge est-on capable de casser correctement un oeuf, et séparer le blanc du jaune ?)

Découper sans ciseaux
Découper avec les mains, calmement

Il est intéressant alors de noter la grande concentration et les grandes difficultés de nombreux élèves pour réaliser des découpages précis et nets ; les grandes difficultés pour appuyer sur la feuille, la tirer dans un certain axe, pour juger de sa force, pour déplacer le doigt qui guide le corps, etc.

une petite boîte de classes grammaticales
une petite boîte de classes grammaticales

Je repère ainsi très rapidement les enfants dont la coordination est encore faible, hésitante. Ce sont à peu près les mêmes élèves qui peinent sur la manipulation abstraite, invisible, des concepts dans le Grammosome ou de la recherche des informations dans la double molécule.

Je ne perds pas de vue l’interdisciplinarité : le cours d’EPS se prolonge ici avec seulement la partie Education Physique. De même le cours de géométrie trouve son prolongement avec la création d’espaces inclus, de notions de demi ou de tiers. Même si on ne mesure plus en pouce ou en pied, il me semble important de replacer le corps dans des espaces qu’il doit découvrir, appréhender, maîtriser.

Objectif programme 2008
Objectif programme 2008 : Equilibre du corps

Je fais travailler les élèves en classe, par la suite, dans un état d’esprit kaïzen pour qu’ils demeurent sur une expérience positive, sur d’autres manipulations comme par exemple apprendre à jongler avec une gomme, puis deux, puis trois. Ou recommencer leurs boîtes avec des découpages de plus en plus nets, et ne gaspiller aucun papier. Ou pour quelques rares élèves, leur faire simplement prendre conscience qu’ils font tomber régulièrement leurs affaires (stylo, trousse) pendant l’heure de cours.

Dans un esprit Jugaad, j’utilise les capsules des oeufs KinderSurprise. Dans une démarche écologique influencée par Cradle To Cradle, « ce déchet devient une ressource ». Avec ces objets, je peux poursuivre la manipulation des classes grammaticales avec des élèves en difficulté, ceux qui ne parviennent pas à manipuler les ensembles, les inclusions, à mémoriser les notions et les connaissances car ils ne parviennent pas à les classer.

1O classes grammaticales
1O classes grammaticales en deux groupes

Je pense qu’il est primordial de leur redonner le goût de la manipulation en leur proposant d’améliorer nettement leur dextérité, de redonner ainsi au cervelet sa prépondérance afin d’être, par la suite, sans doute plus à l’aise avec la manipulation des concepts.

Considérer les symboles comme les codes d’un programme (ici en pdf)

symboles pour le nom commun
symboles pour le nom commun

En utilisant les symboles des classes grammaticales , ils doivent :

trier les classes grammaticales variables et invariables en manipulant les capsules

Mélange de classes
Mélange de classes grammaticales

– Découper des petites feuilles pour écrire des exemples et les placer dans les capsules afin qu’un autre élève puisse vérifier les réponses.

un adjectif qualificatif, un verbe
un adjectif qualificatif, un verbe
trier les symboles des classes grammaticales
trier les symboles des classes grammaticales
Trier
Trier
insérer un exemple de classe grammaticale
insérer un exemple de classe grammaticale

Il est très important, comme l’indique avec beaucoup d’humour et de gravité Sir Ken Robinson dans cette conférence, de ne pas négliger la formation des capacités physiques des élèves.

De la même manière, élaborer des stations d’apprentissage tactile, permet de toucher plus profondément les apprenants dans leurs pré-requis, comme l’explique avec poésie Dominique Lavaur, designer et fondateur du Toucher Minuscule, dans cette conférence Apprendre en touchant :

 

Cheminer vers l’Agilité, se former à travers le Design Thinking, c’est utiliser ses mains, son corps, pour manipuler des concepts et créer, à 12 ou 15 ans, dans un cerveau en pleine réorganisation, sa confiance en soi.

10 commentaires sur « Utiliser ses mains pour manipuler des concepts »

  1. C’est fou comme vos thèmes de prédilections recoupent les miens. J’avais l’impression en lisant que j’avais écrit l’article moi-même 😉

    En vrac et sans organisation logique, je cite : la systémique, les fonctions exécutives, l’agilité, l’interdisciplinarité, l’innovation jugaad, Sir Ken Robinson et le design thinking.

    En passant rapidement sur votre page auteur, j’ai vu que je pouvais sans mal allonger la liste…

    Je vous rajoute dans mon flux RSS 🙂

    1. Merci Nico, il faudra alors que j’écrive plus souvent ! 😉

      Je ne fais que permettre à mes lectures et à mes expériences professionnelles d’émerger, faire des liens entre quelques disciplines, ou rechercher de nouvelles pistes confortables pour mieux comprendre les liens et les informations entre chaque élève et moi. De l’humain donc, et de la complexité.
      C’est la raison pour laquelle vous auriez certainement écrit également ces lignes. Ainsi cette remarque me rassure à propos du chemin sur lequel je déambule, un peu seul. Je peux continuer !

      1. Je comprends cette solitude. Quand on embrasse trop de disciplines, et c’est mon cas, on peut se sentir quelque peu extraterrestre. On rencontre très peu de gens qui ont ces références, qui peuvent les comprendre, qui ont ces outils d’analyse.

        Le dialogue demande alors un peu de traduction, ce n’est pas toujours fluide. D’où ma réaction en vous lisant : « tiens quelqu’un qui parle ma langue ».

        Donc oui, vous pouvez continuer 🙂

  2. Cher collègue, merci infiniment pour ces précieuses ressources que j’emploie avec succès depuis la rentrée.Grâce à vous, mes élèves redécouvrent la grammaire et clarifient leur rapport à la langue.
    Vincent, professeur en collège.

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